
Agnès et Nora voient leur père débarquer après de longues années d’absence. Réalisateur de renom, il propose à Nora, comédienne de théâtre, de jouer dans son prochain film, mais celle-ci refuse avec défiance. Il propose alors le rôle à une jeune star hollywoodienne, ravivant des souvenirs de famille douloureux.
Joachim Trier s’est toujours intéressé aux sentiments. Dans Thelma, ceux-ci produisaient même des pouvoirs psychokinétiques incontrôlables. Qu’ils soient amoureux ou familiaux, ils guident chacun de ses personnages depuis son premier long métrage, Nouvelle donne (2006).
Valeur sentimentale, comme son titre l’indique, ne fait pas exception.
Désormais quinquagénaire, le cinéaste norvégien, dont c’est le quatrième film en sélection officielle, mûrit avec ses protagonistes et ses acteurs. Pas seulement Renate Reinsve (prix d’interprétation à Cannes pour son précédent film Julie en 12 chapitres), qui incarne ici une comédienne dans la trentaine avancée, mais surtout Anders Danielsen Lie, qui a grandit au fil de ses films et qui hérite dans celui-là d’un second-rôle de quadra un peu éteint.
La vie n’est pas un long fleuve tranquille
Or, Joachim Trier, qui a su si bien capter l’esprit d’une jeunesse occidentale à travers ses chroniques osloïtes, perd de sa singularité et de sa grâce en filmant des adultes dont les actions sont dictées par leurs multiples névroses. Névroses par ailleurs très banales (la séparation des parents, le manque du père, la crise d’inspiration, le trac, l’ennui d’une vie conventionnelle, le syndrome de l’impostrice, etc.). En s’aventurant du côté bergmanien, le cinéaste tente de réaliser une thérapie dramatique autour des angoisses qui nous étreignent.
Témoin de tous ces petits tracas et de tout ce fatras, il y a la maison familiale – décrite comme une personne vivante (la meilleure idée du scénario). Elle entoure, embaume et enferme les souvenirs et les souffrances de chacun. Un bâtiment original en plein cœur de la ville. Avec une fissure qui grandit au fil du temps. Métaphore un peu trop visible : la valeur sentimentale portée à l’édifice ne cache pas les déchirures intérieures. Et notamment celle entre le père et sa fille aînée, qui s’élargit avec les années. Conflit vieux comme le monde, qui se ponctue avec des tentatives de pardon, des gestes de rédemption, des phases de dépression et, sans doute, une possible réconciliation.

Nous voici contraints de fréquenter un monde qui aime se regarder le nombril et écouter un peu trop ses problèmes. Un ensemble bourgeois, presque élitiste, convenu, au milieu d’un écosystème culturel (cinéma pour le père, théâtre pour la fille), où l’on convoque Tchekhov et Shakespeare pour bien surligneur le propos. Le film prend très vite une tournure endogamique. Il manque du relief dans les personnages, dont on devine les qualités et les défauts en quelques plans. Si bien qu’on ne parvient pas à les plaindre. Pourquoi avoir de l’empathie pour des gens égoïstes ?
Triangle of madness
Formellement, cette bataille d’égos se veut séductrice. Rien qui ne froisse, rien qui n’offense. Chacun suit ses propres rails dans ce trajet bien écrit, aux dialogues parfois étincelants. Pour ponctuer ce récit finalement assez ordinaire, la mise en scène s’offre quelques incartades visuelles ou quelques coups d’éclat (à l’instar de cette séquence d’ouverture où l’actrice est dévorée par le trac et créé un chaos quasi burlesque). On regrette juste quelques attaques inutiles et stéréotypées contre des cibles éculées. Sous prétexte de flirter avec l’écriture de Ruben Östlund, Joachim Trier s’enferme dans un discours parfois un peu gênant. Il a perdu la fougue de ses premiers films, même s’il lui reste encore quelques flèches sarcastiques à distribuer. Cependant, on constate, de films en films, qu’il est de moins en moins à l’aise dans son époque.
C’est à l’image du père, interprété par un excellent Stellan Skarsgard, conservateur pas mal réac sur les bords, et qui pourrait être un Aksel vieilli, usé et fatigué dans une suite de Julie en 12 chapitres. De son côté, la fille aînée n’est pas très différente d’Isabelle Joubert-Reed dans Louder than Bombs, autocentrée et dévouée à son métier, au point de passer à côté de l’essentiel.
Entre les deux personnages, il y a cette fameuse valeur sentimentale qui n’a rien à voir avec une maison ou un objet. Ici, il s’agit de la fidélité et de l’honnêteté. Et si on comprend dès les premières scènes toute la construction du récit, y compris ses soubresauts et ses virages, deux personnages donnent toute sa valeur à ce drame sentimental. Et ce ne sont pas les deux principaux antagonistes.
Cris et chuchotements
Deux femmes prennent toute la lumière, jusqu’à la voler. Deux femmes consciencieuses, loyales, et sans doute un peu tristes, jamais dans l’excès. La star hollywoodienne, incarnée par Elle Fanning, épatante dans ce second rôle casse-gueule : une actrice américaine lasse de ses blockbusters sans émotion et prête à tenter l’aventure d’un film tragique européen en acceptant le personnage spécifiquement écrit pour une autre actrice. En terrain étranger, elle fait tout pour prouver qu’elle est à la hauteur (et elle l’est), mais son honnêteté l’emporte, démontrant ainsi qu’elle a bien plus de valeur humaine que beaucoup d’autres.

Au milieu de ces prédateurs/dominateurs, il y a la fille cadette, invisibilisée par la notoriété de son père et de sa sœur. Elle se fond dans son environnement ordinaire. Inga Ibsdotter Lilleaas, par sa tendresse et sa douceur, aurait pu être effacée avec ce rôle d’historienne ayant préféré l’ombre à la lumière. Mais c’est tout l’inverse qui se produit puisque elle hérite du plus beau des personnages, à la fois consolateur et intuitif, trouvant chacune des clés pour débloquer les situations qui se trament autour d’elle.
C’est sans doute avec ces deux rôles satellitaires que le film prend un peu de relief.
On ne fait pas des Hamlet sans casser les noeuds
Car, en mode navigation paisible, Joachim Trier ne cherche jamais à à faire de vagues. Il filme avec admiration les processus de création, avec ses douleurs et ses bonheurs, comme il met en image avec précision la dialectique psychologique entre chacun, avec ses malheurs et ses douceurs.
Ainsi la partition varie légèrement d’un point de vue formel, mais la sonate reste assez similaire aux autres films du réalisateur. Il sait toujours aussi bien manier l’ironie pour alléger le poids de ses drames et maîtrise parfaitement les différentes tonalités de cette thérapie familiale. Sous la forme d’une lumineuse aquarelle, Trier nous fait sentir la difficulté à être heureux face aux contraintes imposées par le système, la société, la famille.
Or, c’est bien lorsqu’on transgresse les règles que l’on retrouve une forme de liberté et une envie de créer. Dans Valeur sentimentale, les deux se mélangent jusqu’à fusionner : la vie comme la scène, le réel comme la fiction se confondent (l’épilogue, prévisible, ne fait plus la différence). Joachim Trier veut croire que le cinéma a des super-pouvoirs sur ceux qui le font. Or rien ne transcende ce scénario relativement complexe dans ses imbrications. Entre tourments, panique, et paix des braves, le cinéaste s’empêche d’élever cette Valeur sentimentale au-delà d’une œuvre intelligente et conformiste. À vouloir être consensuel et même académique, il filme des destinées sentimentales en retenant toutes les émotions possibles et attendues.
Valeur sentimentale (Sentimental Value)
Cannes 2025. Compétition
2h15
En salles : 20 août 2025
Réalisation : Joachim Trier
Scénario : Joachim Trier, Eskil Vogt
Image : Fabian Gamper
Musique : Michael Fiedler, Eike Hosenfeld
Distribution : Memento
Avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgård, Inga Ibsdotter Lilleaas, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie