Dominique Blanc : « Je suis une navigatrice en solitaire »

Dominique Blanc : « Je suis une navigatrice en solitaire »

Dominique Blanc est l’une des actrices françaises les plus accomplies et les plus fascinantes. Elle s’est imposée d’abord au théâtre, interprètant les grands rôles du répertoire classique et travaille notamment avec Patrice Chéreau dès le début des années 1980. Au cinéma, elle s’illustre dans des rôles exigeants et variés. La femme de ma vie et Indochine de Régis Wargnier, La Reine Margot et Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau, L’Autre de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic). Elle excelle particulièrement dans les personnages tourmentés et complexes, gouilleurs ou tragiques.

On la retrouve chez Claude Sautet, Claude Chabrol, Louis Malle, Nelly Kaplan, Agnieszka Holland, Jacques Fansten, James Ivory, Claire Devers, Bertrand Blier, Bertrand Bonello, Jeanne Labrune, Lucas Belvaux, Michel Deville, Fabienne Godet, Amos Gitaï, Danielle Arbid, Katell Quillévéré, Mehdi Idir & Grand Corps Malade, Christophe Honoré, Michel Hazanavicius… et plus récemment dans Partir un jour d’Amélie Bonnin qui a fait l’ouverture du Festival de Cannes.

La voici dans un salon privé du Festival Lumière, qui lui a rendu hommage cette année. À juste titre : un César de la meilleure actrice (Stand-by), trois César du meilleur second rôle féminin (Milou en mai, Indochine, Ceux qui m’aiment…), en plus de cinq autres nominations. Un prix d’interprétation à Venise (L’autre). Et pour la scène, elle est tout aussi distinguée : 4 Molières et 4 autres nominations.

Dominique Blanc est entrée à la Comédie-Française en 2016, à l’invitation d’Eric Ruf qui fut son Hippolyte dans l’inoubliable Phèdre de Chéreau au début des années 2000. Elle a annoncé quelques semaines après notre interview qu’elle quittait la vénérable maison pour se consacrer à sa vie personnelle et d’autres projets.

Une grande dame, à la parole franche, au rire contagieux, à la timidité touchante, aux rêves toujours présents, aux doutes pregnants. Puisque 2025 fut une grande année pour les actrices, terminons là avec cet entretien fleuve à Lyon, sa ville natale. On y parle de péniche et de prostituées, de Deneuve et d’Adjani, d’Huppert et de Chéreau, d’Ozon et de psy. Mais aussi de la difficulté pour une actrice de trouver de beaux rôles dans le cinéma français, surtout quand le temps passe et qu’on ne le corrige pas à coups de bistouris sur son visage.

Olivier CHASSIGNOLE

Ecran Noir : Lumière est le seul festival où l’on peut passer de Louis Jouvet à Dominique Blanc…
Dominique Blanc : Vous saviez que Louis Jouvet était bègue? Et donc il a raté le conservatoire de Paris autant de fois que moi. Et il a eu sa revanche puisqu’il y est devenu un grand professeur.

EN: On a toujours en tête un jeu monolithique alors qu’il offre une grande palette d’interprétations…
DB: Oui, en effet. C’est un immense acteur.

EN : Quelle est votre histoire avec Lyon?
DB : Elle est belle. Parce que cinq enfants, le papa accoucheur, on habite sur le quai dans le quartier des Cordeliers, il y a un grand balcon. Avec mes frères on a un jeu qui consiste à cracher sur les piétons du balcon. Vous imaginez la très bonne atmosphère à la maison. Mes parents étaient catholiques et nous emmenaient à la messe. À l’église Saint-Bonaventure, mon père chantait très fort – il avait une voix sublime – et tout le monde se retournait. On était surtout très très gênés. Quand je vais acheter le pain tous les matins, je passe dans une petite rue pas loin de la rue Mercière où il y a les « putes » qui bossent déjà. Je vois ces femmes très maquillées, seins à l’air et quand je reviens chez moi, je dis à ma mère que j’ai vu des femmes très très belles. Je pense qu’elle était un peu inquiète.

Méthode de travail

EN : Les travailleuses du sexe ont aussi inspiré les tenues extravagantes et le look de Dolly Parton…
DB : Pour Les Paravents [pièce de théâtre de Jean Genet mise en scène par Patrice Chéreau en 1983], j’ai interprété Djemila, une petite pute en pleine guerre d’Algérie. Pour me préparer, je suis allée rue Saint-Denis [Paris] pour interroger ces femmes, jeunes ou vieilles.

Phèdre

EN : C’est un peu votre méthode de travail, non? Pour Réparer les vivants de Katell Quillévéré, vous aviez été à l’Hôpital de la Salpêtrière pour observer les gestes d’un chirurgien. C’est très américain comme processus.
DB : C’est tout à fait vrai. C’est la première fois qu’on me le dit… Il n’y a pas de mystère. C’est une « méthode » qui m’a été offerte par Chéreau pour la pièce « Peer Gynt ». C’est là que je suis revenue à Lyon pour débarquer au TNP de Villeurbanne – où j’avais vu à l’âge de 15 ans « Massacre à Paris », mis en scène par Patrice et qui est la genèse de La Reine Margot. On avait fait deux semaines de lectures à l’Irma à Paris puis deux autres semaines autour de la table au théâtre. J’ai vu un homme qui savait tout de la pièce, de la Norvège, de l’auteur, des personnages. Cette espèce d’érudition qu’il avait, pour chacune de ses pièces et chacun de ses films, est une méthode que je me suis appropriée. Mais c’est drôle que vous le disiez, parce que je n’avais jamais fait le lien avec les Américains, alors que c’est une évidence.

EN : Pour la pièce « Angels in America », vous avez été voir un rabbin?
DB : Ah oui! Je suis allé dans une synagogue! Ah bah quand même!

EN : Vous êtes méconnaissable dans ce rôle …
DB : C’est ce qui m’a fait plaisir. Il y a des critiques qui se demandaient qui incarnait ce rabbin. J’étais tellement fière de ça!

EN : Et vous avez plusieurs rôles dans cette pièce. Comment on passe de l’un à l’autre?
DB : Trois hommes, trois femmes. On passe de l’un à l’autre grâce à la confiance totale et absolue d’Arnaud Desplechin [metteur en scène]. La première fois qu’on a fait un petit filage de trois heures, avec un petit entracte, il est venu me voir pour me dire un mot gentil. J’avais un trac énorme. Et je lui ai répondu, énervée : « écoute je ne sais même pas où sont mes souliers, mes pantalons, mes perruques! ». J’avais une loge spéciale sur le plateau. Je faisais les changements à la vue des autres. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans tous ces changements. Mais c’est épuisant pour tout le monde. Un jour, quand j’incarne Ethel Rosenberg, le coiffeur, Vincenzo, se trompe de perruque. Difficile de ne pas rire quand on arrive sur scène…

EN : Vous aimez les défis. Votre carrière est longue, et elle a été divisée en plusieurs chapitres. Vous avez commencé tardivement, le parcours a été difficile, il a fallu du temps pour que vous preniez vos marques aussi bien au cinéma qu’au théâtre. C’est presque un puzzle dont la dernière grande pièce qui s’y est ajoutée depuis dix ans est la Comédie-française. Vous y brillez littéralement. Mais alors pourquoi le cinéma, hormis cette période où vous avez été choyée avec des seconds-rôles de premier plan, ne fait plus autant appel à votre talent?
DB : Comment je l’explique? Alors, quand je suis rentrée au Français – ça fera dix ans l’an prochain -, vous répétez l’après-midi, vous jouez le soir, le samedi vous jouez à 14 heures, vous jouez le soir, le dimanche, vous jouez… J’ai mis deux ou trois ans à comprendre le rythme, l’énergie. Avant de rentrer, je considérais les comédiens du Français comme de grands athlètes. Et aujourd’hui, je le confirme. Nous sommes tous des grands sportifs. Et puis il y a aussi mon tempérament. J’étais sauvage, je me suis un peu améliorée. Mais je reste très timide.

« Pour Deneuve, j’avais un trac fou. »

EN : Vous avez toujours été timide…
DB : Oui, toujours. Je n’aurai jamais l’impulsion comme Isabelle Huppert, par exemple, d’aller voir untel ou untel pour lui demander de travailler sur un projet. Et les rares fois où je l’ai fait, ça n’a pas marché. Donc je me suis dit : « c’est pas ton truc, c’est pas ton histoire». Je pense qu’il y a aussi des réseaux, dans lesquels je ne suis pas. Je ne suis pas sur les réseaux sociaux, je ne vais pas aux projections parce que ça me met mal à l’aise. Je préfère aller en salle. Et puis, après 50 ans, si vous ne retouchez pas votre visage, c’est mort. Et je ne toucherai jamais au mien.

Milou en Mai

EN : Ça atténue les expressions…
DB : Mais quelle folie! Je l’ai vue sur mes partenaires féminines, avant et après.

EN : En parlant de vos partenaires, vous avez tourné avec des très grandes …
DB : La grande Catherine, la grande Isabelle, la grande Sandrine…

EN : Puisqu’on parle de Catherine Deneuve, dans Indochine, typiquement, vous avez un second-rôle de premier plan, extraordinaire même. Vous incarnez cette gouailleuse, chanteuse de music-hall, rentre-dedans. Face à Deneuve, les classes sociales s’effacent et vos deux personnages se complètent parfaitement. Et on pourrait dire la même chose avec Adjani dans La Reine Margot. Vous avez cette capacité à produire une alchimie cinématographique avec vos partenaires. Comment vous travaillez ça? D’autant que Deneuve et Adjani, ce ne sont pas les mêmes manières d’aborder la caméra, le rôle…
DB: Non, en effet. Alors, pour Deneuve, j’avais un trac fou. Quand j’arrive en Malaysie, Régis [Wargnier] me dit : « on tourne demain, qu’est-ce que tu penses si on va diner avec Catherine dans un restaurant Japonais de l’hôtel? ». J’accepte. Elle arrive. Et, comme moi, elle est timide. Donc un peu fébrile. Je la regarde. Je n’ai pas parlé de tout le repas parce que sur son visage défilaient Belle de jour, Peau d’âne, Cherbourg, Rochefort… Heureusement, pour mon premier jour de tournage, je devais l’insulter. Régis me dit que je vais répéter avec une doublure. Arrive une dame assez forte, blonde, autrichienne je crois…

Si bien que quand Catherine est là, tout était bien en place. Elle était incroyablement heureuse sur ce tournage. Très vite, mais très très vite, la glace s’est rompue. Certains soirs, on allait manger avec elle et Hubert Saint-Macary du street food. Et le samedi, dans la boîte de l’hôtel, il fallait danser avec Catherine jusque’à cinq heures du matin. J’admirai évidemment la comédienne, mais aussi la femme. Ce qu’elle disait dans les interviews, l’intelligence, y compris l’intelligence de la carrière… Huppert a d’ailleurs cette même intelligence.

Indochine

EN : Et avec Adjani, on sent que c’est différent…
DB : Isabelle, ce n’est pas pareil. j’avais aussi énormément d’admiration. On est proches en âge. Je voyais tous ses films depuis La Gifle, où elle était extraordinaire. Mais la genèse d’Henriette de Nevers [le personnage qu’incarne Dominique Blanc dans La Reine Margot, ndlr] a été compliquée. Toujours érudit, Patrice [Chéreau] m’a offert le roman, ainsi que la biographie d’Henri IV par Heinrich Mann. Il a commencé son travail avec Danièle Thompson, que je ne connaissais pas, mais qui était très proche d’Isabelle. Au fil des réécritures du scénario, mon titre de duchesse disparaît. Puis après, elle n’est plus De Nevers. Jusqu’à la dernière version où je m’appelle Henriette et j’apporte les pantoufles à la reine Margot. Avec Patrice, on était très passionnés tous les deux. C’est là qu’il y a rupture. On entre en conflit. Mon agent, Bertrand de Labbey, qui était aussi celui de Patrice et d’Isabelle, tente une rencontre. Finalement, à un déjeuner avec Patrice, je lui dit que ce personnage n’a aucun intérêt pour moi. Il me dit alors : « je te propose un truc. On valler dans les bureaux de Renn Productions [la société de production de Claude Berri, ndlr], on va s’enfermer tous les deux, et on va remettre toutes les séquences que tu aimais et que je voulais. » Et il le fait.

« Avec Isabelle ça été terrible… »

EN : Vous avez obtenu gain de cause…
DB : Pas si vite! Au premier montage que je découvre, dans un cinéma des Champs-Elysées, que la plupart des séquences d’Henriette sont coupées. Et là je descends l’avenue jusqu’au Louvre avec un ami, et je sanglote… « Je n’irai jamais à Cannes. Il m’a trahi! ». Et caetera.

EN : Heureusement que nous savons que ce n’est pas la fin de votre histoire puisque vous avez tournée Ce qui m’aiment prendront le train ensuite et qu’il vous a mis en scène dans Phèdre.
DB : Non, en effet. Mais vous savez il y a eu plusieurs montages de La Reine Margot. Il y en a eu un pour les Etats-Unis parce que le distributeur trouvait le film trop violent.

EN : Il est très sombre aussi.
DB : Il est magnifiquement tragique. Je l’ai revu à La Rochelle. Et je me suis réfugiée aux toilettes et j’y ai pleuré dix minutes. Parce qu’avec Isabelle ça été terrible…

EN : On en revient à Adjani. Pourtant si on prend juste l’épilogue du film, où vous partagez la dernière scène, l’amitié de Margot et d’Henriette est très belle.
DB : C’est sûr. Pourtant, quand on a tourné la toute dernière scène dans le carrosse, elle n’a pas voulu venir. J’étais très triste. C’était mon dernier jour, mon dernier plan. Patrice a compris et m’a demandé : « Tu veux que je joue la reine ? » J’ai accepté et j’ai joué la scène avec lui.

EN : Si on prend l’ensemble de votre carrière, on note aussi un rapport particulier aux mots, au langage, aux silences. Vous êtes une véritable interprète, comme une chanteuse qui dit les mots des autres à sa façon, avec son style. C’est presque ce qui vous définit. Et vous y ajoutez une véritable empathie pour vos personnages.
DB : Toujours.

EN : Vous êtes comme une psychothérapeute de vos personnages…
DB : Oh, c’est drôle!

EN : Cette dichotomie, à la fois interprète et psy, me semble assez unique en France.
DB : Vous savez que le premier métier que je voulais faire c’était psychiatre. Mon père était médecin et il avait tellement souffert qu’il nous avait prévenu : « si vous faites médecine, je ne vous aiderai pas d’un pouce! ».

EN : Donc vous n’avez pas été psy.
DB : Non, parce que les études c’était dix années. Mais je ne perds pas mon idée. J’ai trouvé un livre extraordinaire où Bruno Bettelheim soignait les enfants autistes à Salt Lake City par l’architecture. J’ai annoncé que j’allais faire architecte. J’ai fait deux ans d’étude. Ça n’avait aucun intérêt. Je suis montée à Paris et j’ai suivi mon rêve d’être comédienne.

« J’ai besoin d’un rapport physique avec les mots. »

EN : Dans les textes que vous interprétez, dans vos choix, on constate qu’il y a une certaine sensibilité qui vous touche, une appétence pour les marginaux. Il y a toujours une part militante…
DB : Oui, comme dans la trilogie de Lucas Belvaux [Cavale, Un couple épatant, Après la vie, ndlr]. Figurez-vous que cet été, j’étais chez moi. Je ne vois jamais mes films, mais j’ai eu envie de les revoir. Et je me dis que cette trilogie est toujours aussi superbe. J’appelle Lucas et je lui dis qu’il faut qu’elle ressorte en salles. J’en parle à Thierry Frémaux qui m’informe que c’est impossible parce que les trois films ne sont pas numérisés. Je ne renonce pas.

EN : Mais revenons en à votre amour des mots et du mental… D’où ça vous vient? C’est parce que vous êtes timide? Ça vous arrange?
DB : (rires) Ah oui ça m’arrange! C’est un soulagement. J’y suis très sensible. Déjà dans une famille nombreuse, on n’a pas toujours la parole. Deneuve raconte la même chose avec ses sœurs. J’avais un peu un statut de go-between. En cas de conflits, ce que je ne supportais pas, je faisais beaucoup le clown pour désamorcer les crises. Et l’amour des mots m’est venu à quinze ans quand on me fait lire Le journal d’Anne Frank. Premier coup de foudre. J’ai besoin d’un rapport physique avec les mots. C’est une des raisons pour laquelle je fais beaucoup de lectures.

EN : Quels sont vos prochaines lectures?
DB : Comme je ne joue pas au Français cet automne, je vais lire Jack Ralite à Aubervilliers [maire communiste de la ville, ancien ministre, ndlr], qui était un ami, qui nous a mariés et qui aurait du être ministre de la Culture. Mais, vous savez, par rapport à la langue, quand on vous propose le rôle de Phèdre, on est évidemment tétanisé. Patrice l’était tout autant mais il a eu l’élégance de ne jamais le montrer. Et si on revient à la trilogie de Belvaux, ça m’a toujours fait penser aux dessins d’Escher. Ce sont des films remarquablement écrits. Bon le film avec Ornella Mutti est un peu long et François Morel, on voit qu’il débute. Mais Catherine Frot y est magnifique et Gibert Melki a des airs d’Al Pacino.

EN : Dans votre filmographie, il y a L’autre, de Patrick Mario Bernard, qui est aussi très bien écrit. Et qui vous a offert votre plus grand rôle au cinéma aussi, et un prix d’interprétation à Venise.
DB : Oui, là c’est le sommet. Parce que c’était pour moi. Avec son compagnon, Pierre Trividic, ils voulaient faire un projet pour Arte autour du poème Les pauvres gens de Victor Hugo. Ça ne s’est pas fait. Et puis ils sont revenus et ils ont posé L’occupation d’Annie Ernaux sur la table. Le coup de foudre est immédiat. Je demande à rencontrer Annie Ernaux. Elle ne veut pas que j’aille chez elle, elle vient chez moi. Elle ne vient jamais sur le tournage. Le film est sélectionné à Venise. Elle voit le film juste avant de partir et elle l’aime. C’est un cadeau. En plus les deux réalisateurs m’ont très bien dirigée.

« Je voudrais, bien sûr, réaliser un film. »

EN : Diriger, c’est un mot qui revient souvent chez vous. Comme le fait qu’on vous protégeait très bien. Que ce soit avec Chéreau, Wargnier, Bealvaux, Ruf, ou là Bernard et Trividic, vous louez leur capacité à vous diriger. Or, quand on vous voit à l’écran ou sur scène, on a plutôt l’impression que c’est vous qui dirigez.
DB : Je sais que je peux diriger. J’ai déjà fait un documentaire sur Sandra Kalniete, une femme politique lettone, il y a vingt ans et un court métrage pour l’exposition Edward Hopper au Grand palais, Hope, avec Clémence Poésy. Je voulais raconter ce petit moment où vous jouez sur scène puis vous rentrez dans votre loge, vous allez rejoindre le commun des mortels mais vous ne savez pas encore où vous êtes. Cet état d’apesanteur est merveilleux, pour moi. J’avais choisi la toile de Hopper où une femme nue fume sa cigarette devant sa fenêtre. J’ai reconstitué tout le décor au théâtre de l’Atelier. Et j’ai adoré ça.

EN : Dominique Blanc réalisatrice, ce serait une nouvelle pièce du puzzle…
DB : Je voudrais, bien sûr, réaliser un film. J’en rêve. j’ai le sujet, mais je n’en parle pas. Je sais ce que je veux faire. C’est une étape essentielle. Je m’en sens la force. Je me souviens que lors de la première édition du Festival Lumière, le prix était décerné à Clint Eastwood. Comme c’était encore un peu le bordel, au restaurant, chacun se plaçait où il voulait. Il n’y avait aucun carton. Eastwood s’assied à côté de moi. Et là tout mon anglais disparaît. Ça fait comme avec Catherine, je vois tous ses films passer devant moi, je suis incapable de parler.

EN : Heureusement que vous n’étiez pas dans leur jury à Cannes [en 1994, Eastwood était président du jury et Deneuve, vice-présidente, et La Reine Margot en compétition].
DB : Ah non, je n’aurai pas pu. Mais bon, le vin aidant, je lui confie mon rêve secret : réaliser un film. Et il me répond : « faut le faire ». Alors je l’interroge : « pourquoi? » Et il a cette pensée : « parce que les acteurs tournent beaucoup plus de films que les réalisateurs, donc ils savent très bien où mettre la caméra. »

EN : D’où vient-elle cette envie ?
DB : Quand je vois des films, français par exemple, je vois des comédiennes magnifiques. Et je me dit souvent : « là elle aura pu aller plus loin ». Et pourquoi n’a-t-elle pas été plus loin ? Parce qu’on ne lui a pas demandé.

EN : Vous avez un regard critiques : sur vos films, sur le cinéma…
DB : Je vous donne un exemple. Je prends le film de Nicole Garcia, Mal de pierres, qui est magnifique. Il y a une scène de nuit où Marion Cotillard, une actrice sublime, pouvait clairement aller plus loin… C’est très étonnant. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé ce jour là mais il manquait quelque chose (elle claque des doigts).

« Quand je suis sur scène, je ne sais pas où je suis. »

EN : On a compris que votre fascination pour les prostituées de Lyon et votre besoin de faire le clown avaient forgé votre passion pour le jeu. Mais quelles œuvres ont contribué à vous donner envie d’en faire votre métier et d’aller frapper à la porte du Conservatoire et de la Rue Blanche?
DB : Je crois que le déclic a été le voyage. Quand je suis sur scène, je ne sais pas où je suis. C’est un espace de liberté immense. C’est un peu pompeux ce que je vais dire. mais dans ce métier qui ne repose que sur le désir des autres, et j’en ai beaucoup souffert, et j’en souffre encore, ce que je voudrais parvenir à construire c’est ma liberté.

EN : Cette liberté n’est donc pas une évidence…
DB : J’ai tourné récemment un film qui sortira sans doute l’année prochaine. Le metteur en scène ne savait pas diriger les interprètes. Il s’en est pris à moi, personnellement. Ça a été une très grande souffrance. Si bien qu’un matin j’ai appelé mon agent, Jean-François Gabard [agence Zelig, ndlr], pour l’informer que je voulais arrêter le cinéma. Parce que je ne veux plus de cette souffrance. Si je dois souffrir pour un rôle, c’est moi qui le décide. C’est moi qui choisis comment je prépare mon rôle, comment je me concentre. Mais être dirigé par quelqu’un qui vous humilie devant toute l’équipe ou qui vous murmure des mots absolument terribles, ça conduit à mon envie de ne plus faire de cinéma.

EN : C’est un comportement toxique. Aujourd’hui, on sait que ce n’est plus acceptable.
DB : Exactement, Je préfère ne faire que du théâtre, des lectures, des séries si c’est intéressant.

EN : On en revient au désir des autres. Malgré quatre César, quatre Molières, on se dit que vous n’avez pas eu les propositions que vous méritiez parfois.
DB : Ça fait peut-être un peu peur tout ça. Mais aujourd’hui je le gère bien. Mais ça n’a pas été toujours le cas. Quand je commence ma carrière avec Régis Wargnier, il me dit que je serai dans tous ses films. Je le crois. C’est ça le problème. J’ai une nature crédule et c’est un atout dans mon métier. J’ai une naïveté dont je ne peux pas me débarrasser. Je l’accepte. Et puis on devient lucide sur les gens au fil des années. Tout le monde n’est pas fidèle. L’orgueil se révèle.

EN : Si bien que vous n’avez tourné que trois films avec Wargnier.
DB : Tout à fait. J’en reviens à Isabelle Huppert. qui téléphone, qui organise des déjeuners… Et elle a raison. Un jour je l’ai croisée dans un festival en Europe de l’Est et elle m’annonce à table qu’elle va travailler avec ce grand metteur en scène russe polonais Krzysztof Warlikowski. Et je l’interroge : comment elle a fait pour travailler avec lui. Et Isabelle, royale, me répond : « bah, je lui ai demandé! ». J’étais stupéfaite. Maintenant, je crois que je pourrai le faire. Enfin, je dis ça. Là j’ai croisé Arnaud Desplechin, on se connaît bien. Je sais qu’il prépare un film. Mais je ne lui ai rien demandé. Et je ne le ferai sans doute pas. Pas avec lui.

La plage noire

EN : Vous avez encore des envies de cinéma, vous voyez…
DB : C’est vrai. Hafsia Herzi, je me sens de lui écrire. Ou Justine Triet. Mais vous savez, au cinéma, où sont les rôles pour les actrices après 50 ans, après 60 ans… Vous regardez les 180 films du cinéma français chaque année, la mère est morte, toujours, dans un accident de voiture de préférence. Et en plus si vous ne touchez pas à votre visage…

EN : Pourtant, mis à part les exceptions Deneuve et Huppert, on a aussi des actrices populaires comme Josiane Balasko…
DB : Et elle est géniale. Mais je vais prendre l’exemple de L’amour ouf : where is the mother? Morte! Non mais ça pose problème. Parce que sont des gens jeunes, qui aiment le cinéma, qui écrivent très bien.

EN : Il reste Ozon qui aime les actrices vieillissantes…
DB : À propos d’Ozon justement. Un jour Gilles Jacob me dit qu’ils allaient organiser un diner où chaque actrice césarisée va inviter un metteur en scène avec lequel elle veut travailler. Je choisis François Ozon. On est là, je me suis faite belle, avec un décolleté un peu trop profond. Mais tous les deux on n’est pas très à l’aise. Il ne s’est rien passé en fait. Pourtant, il vient au théâtre. Il fait son casting au Français, comme beaucoup d’ailleurs.

EN : La Comédie-Française est une grande école de cinéma…
DB : C’est un creuset formidable. Mais pour le cinéma, j’ai dit à mon agent que je ne voulais désormais travailler qu’avec des gens qui ont du talent. Mais aussi de l’estime, du respect et surtout une profonde gentillesse. En dix ans, au Français, je n’ai jamais arrêté de travailler et je n’ai eu aucun problème que ce soit avec un metteur en scène ou une metteuse en scène, un ou une partenaire.

EN : Eric Ruf [administrateur général de la Comédie-Française jusqu’en 2025, metteur en scène], c’est un gentil….
DB : Depuis le Phèdre de Chéreau, ce sera mon Hippolyte jusqu’au bout. Je l’adore. Eric a fait un travail considérable pendant onze ans. Il a accompli une œuvre. Quand il est arrivé, il n’y avait que des conflits, c’était effrayant. Lui a réussi à apaiser et à reformer une troupe avec l’esprit de compagnonnage.

EN : Vous avez changé de famille, de clans plusieurs fois dans votre carrière.
DB : Oui. Mais au fond, je pense que je suis une navigatrice en solitaire.

EN : On vous voit bien sur une péniche, façon L’Atalante.
DB : Vous rigolez, mais quand j’ai rencontré mon amoureux, j’étais à Toulouse. Et il avait un copain qui avait une péniche. Il m’a demandé si je voulais la conduire, et je l’ai fait. C’était merveilleux. J’ai appris. D’ailleurs, c’est un métier où l’on ne cesse d’apprendre. Et il n’y a que ça qui m’intéresse.