
Pour son troisième long métrage, la cinéaste catalane Carla Simon convoque à nouveau son histoire personnelle – la disparition de ses parents lorsqu’elle était très jeune – et ses thèmes de prédilection : la mémoire, les racines et le lien au passé. Elle le fait par l’entremise de Marina, une jeune fille de 18 ans qui rencontre pour la première fois la famille de son père, mort lorsqu’elle était petite, et qu’elle n’a jamais connu. Le titre original signifie « pèlerinage », mais aussi « fête populaire », et cette double acception illustre le double mouvement de Marina, lancée dans une quête initiatique intime tout autant qu’elle célèbre la vie et la mémoire de ses parents.
De par son sujet, le film est plein de fantômes, à commencer par les êtres disparus qui, évidemment, hantent le récit. Le sentiment prégnant de leur absence les fait surgir à tout moment dans les esprits, au détour d’une conversation, à travers un objet, ou dans un lieu précis, comme s’ils étaient justement des présences invisibles au milieu des vivants, une force mystérieuse qui les invite à se souvenir, ou au contraire les paralyse. La réalisatrice les ramène d’ailleurs magnifiquement à la vie dans la dernière partie du récit, s’autorisant à inventer cette mémoire qui lui fait défaut dans des images oniriques bouleversantes. Ce basculement inattendu – résolument fantasmagorique – est la pièce manquante du puzzle que cherche à reconstituer l’héroïne, et la première étape de son impossible travail de deuil.
Mais les fantômes peuvent aussi être plus symboliques. Ainsi, Marina elle-même fait figure de « revenante » aux yeux de sa famille – et la réciproque est vraie, puisque ces oncles, ces tantes et ces cousins dont elle ne savait rien semblent tout droit sortis d’un passé lointain et oublié. On assiste donc à la rencontre de deux mondes fantomatiques qui, peu à peu, prennent une certaine consistance, et peuvent apprendre à se connaître, et à cohabiter.
Pèlerinage

Mais puisque l’on est chez Carla Simon, tout cela se fait avec la plus grande subtilité, la plus infime douceur. Plus que des faits, ce sont des traces que recherche Marina. Des traces tangibles (ou non) du passage de ses parents sur terre. De leur existence, de leur réalité. Autant de choses qui ne sont pas faciles à mettre en scène, mais qui affleurent par petites touches, notamment dans les images que la jeune fille elle-même fait avec un petit caméscope, documentant 20 ans plus tard les lieux qu’ils ont habités.
Cela apporte au film une dimension résolument documentaire, que vient renforcer l’utilisation de vrais extraits de lettres écrites par la mère de Carla Simon, lues en voix-off à plusieurs reprises, comme s’il s’agissait du journal intime de la mère de Marina. Ces différentes couches de matière forment un récit fragmentaire attaché aux plus petits détails : une chemise rouge qui traverse le temps, un gâteau préféré, un chat qui sert de passeur entre les réalités…
Apaisement

Comme dans les longs métrages précédents de la cinéaste, la famille joue également un rôle central dans le récit, comme un microcosme qui révèle les tensions intérieures des personnages, mais aussi comme lieu de refuge. Elle en capte la mécanique complexe à travers des scènes saisissantes de justesse lors d’un repas de famille ou d’une séance de baignade : on parle fort, on s’engueule, on s’embrasse, on danse. Pas d’angélisme, mais une vision bigarrée de ces drôles de micro-société dans lesquelles – ou contre lesquelles – chacun se construit à un moment ou un autre de sa vie.
Ce qui est particulier bien sûr, c’est que la famille de Marina a été confrontée aux difficultés et tragédies de son époque : la drogue (qui a sévi particulièrement violemment en Espagne lorsque le régime de Franco s’est effondré), le sida. Comme dans d’autres films vus à Cannes lors de cette édition 2025, qui abordent aux aussi l’épidémie pendant les années 80 (Alpha de Julia Ducournau, La misteriosa mirada del flamingo de Diego Cespedes ), Carla Simon rappelle l’ostracisation dont ont été victimes les malades, la honte qui accompagnait leurs proches, la loi du silence qui a longtemps régné auprès de leur lit de mort. Et ce profond malaise qui perdure, empêchant de nommer les choses (pour les grands-parents de Marina, leur fils est mort d’une hépatite C), et ainsi de leur donner une chance de s’apaiser, et de guérir.
Romeria ne raconte pas autre chose qui, avec une simplicité bouleversante, saisit la complexité de l’existence, des sentiments, et des relations qui nous unissent, parfois malgré nous. C’est cet aspect volontairement non performatif, presque anecdotique dans son récit, qui lui permet d’être au plus près de ses personnages et de leurs émotions sans que cela paraisse jamais plaqué ou artificiel. Au contraire, on est bouleversé par cette propension à retranscrire sur grand écran, et avec une telle vivacité, le flot continu de la vie.
Fiche technique
Romeria de Carla Simon (2025)
Avec Llúcia Garcia, Tristán Ulloa, Alberto Gracia, Miryam Gallego, Janet Novás, José Ángel Egido, Marina Troncoso, Sara Casasnovas, Celine Tyll...
Distribution : Ad vitam