
Voilà longtemps que l’on n’avait pas été convaincu par un film des frères Dardenne. Depuis quinze ans, les deux cinéastes semblaient appliquer à toutes leurs histoires la même recette indigeste de drame social prêt-à-l’emploi. Avec Jeunes mères, ils s’extraient momentanément de ce cinéma systémique pour se concentrer sur le destin de cinq jeunes filles devenues mères trop tôt, dans des conditions matérielles mais aussi psychologiques forcément difficiles. Le film s’ouvre sur Jessica qui s’apprête à faire la connaissance de sa propre mère – qui l’avait placée à la naissance – alors qu’elle-même est sur le point d’accoucher. Puis on rencontre Julie, Perla, Ariane, Naïma. Chacune d’elles est dans une situation différente, mais animée du même désir d’avancer dans sa vie, et de se construire un avenir et peut-être une famille.
Fidèles à eux-mêmes, les deux cinéastes laissent peu respirer le récit, entièrement focalisé sur les moments de tension, les choix cruciaux, les points de rupture. Ils évacuent hors champ tout ce qui tient du quotidien, tout ce qui ne fait pas avancer l’intrigue : les temps d’échanges entre copines, les moments de repas (dont on sait pourtant qu’ils sont pris – et même parfois confectionnés – en commun), les pauses au milieu de la frénésie du quotidien… On ne saura presque rien de leurs interactions, de leurs solidarités, de leurs fous-rires. Comme si ces héroïnes n’existaient que par le prisme de leur combat, et jamais par elles-mêmes.
Démarche documentaire immersive

Cela permet une certaine efficacité dans la narration, mais crée également un sentiment d’épuisement et une vraie frustration face à ces vies réduites à une succession de batailles. On sent bien que ces jeunes femmes, filmées dans d’oppressant plans rapprochés, demeurent des sujets d’études, presque des archétypes choisis sur catalogue pour leur exemplarité : la toxicomanie, l’alcoolisme, les violences domestiques… Force pourtant est de constater que ces 5 personnages, et notamment les 4 principales jeunes mères, que l’on suit plus précisément durant le récit, existent à l’écran avec beaucoup de force, et dans toute leur complexité. On croit à leurs histoires, à leurs parcours, à leurs décisions.
Les deux frères, d’ordinaire prompts à mâtiner leurs films de leçons de morale non sollicitées, s’en tiennent à un scénario qui ne piège pas ses personnages, et ne joue ni la carte du dilemme insoluble, ni de la tentation de la transgression. Ils se contentent au contraire d’alterner les séquences consacrées aux unes et aux autres sans chercher à surdramatiser les enjeux. S’inspirant d’une structure existante qui leur a donné l’envie de réaliser ce film – la maison maternelle de Liège qui prend en charge de jeunes mères célibataires, souvent mineures et issues de milieux sociaux modestes – ils s’effacent derrière les vraies histoires qu’il y ont entendues, dans une démarche documentaire immersive, et optent pour des résolutions en demi-teintes qui ne cherchent presque jamais à créer un suspense artificiel.
Quant à l’émotion, si elle est parfois forcée, à cause des dialogues ou des situations, elle affleure aussi plus subtilement dans les détails, les petits gestes, les pas de côté : une lettre écrite au stylo rose, un selfie de réconciliation, un poème de Guillaume Apollinaire (L’Adieu) accompagné au piano… Ils sont le signe que, malgré la dureté de ce qu’ils dépeignent (on ne se refait pas), les frères Dardenne font le choix d’un récit résolument lumineux, et se refusent à condamner d’avance leurs personnages. Cette fois, malgré le déterminisme et la reproduction sociale, ils font le pari que tout est encore possible.
Fiche technique
Jeunes mères de Jean-Pierre et Luc Dardenne (2025)
Avec Babette Verbeek, Elsa Houben, Janaina Halloy Fokan, Lucie Laruelle, Samia Hilmi... 1h45
Sortie française : 23 mai 2025
Distribution : Diaphana