Mathias Vogler rentre en France après un long exil. La mentore de sa jeunesse, Elena, souhaite qu’il donne une série de concerts au piano à ses côtés à l’Auditorium de Lyon. Mais dès son retour, une rencontre avec un enfant qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, son double, plonge Mathias dans une frénésie qui menace de le faire sombrer, et le mènera à Claude : son amour de jeunesse.
Arnaud Desplechin s’installe à Lyon, loin de son Roubaix natif ou de son Paris d’adoption, pour ce mélodrame très CSP+. Autrement dit une histoire « bourgeoise » et provinciale, assez classique, dans un milieu privilégié.
Etrangement, le réalisateur ne fait rien de cette ville si singulière, capitale des Gaules et italienne. Il n’est ni Tavernier, enfant du pays, ni Chabrol, croqueur observateur d’une France non-parisienne. La manière dont il filme Lyon donne même l’impression d’être n’importe où. Il n’en ressort aucune caractéristique spécifique.
Idem pour la classe sociale. Deux pianos semble se complaire dans les grands appartements, bien décorés, même s’il s’incruste dans un environnement plus « populaire » avec le logement de la mère du personnage principal. Sinon, nous voici entre gens qui ont dévoué leur vie à leurs réseaux d’influence, une culture élitiste (musique classique, art contemporain).
Autant dire que Desplechin ne sort pas de ce stéréotype qu’on reproche si souvent au cinéma français : enfermé dans un microcosme détaché du réel, avec des enjeux endémiques propres à des classes supérieures nanties.
Civil, presqu’île entre deux fleuves féminins

Mais s’il avait choisi Lyon pour sa réputation de ville centriste, fermée sur elle-même? Ou parce qu’il s’agit d’une métropole traversée par deux fleuves? Car la narration est double. Deux histoires qui coulent parallèlement, avec, en son centre, un trentenaire tiraillé par deux femmes.
D’un côté le Rhône, fleuve alpin issu des glaciers, puissant et impétueux. Soit la pianiste diva, mentor du jeune homme, pygmalion sans concessions, incarnée par une Charlotte Rampling aussi rigide que lucide. De l’autre la Saône, rivière de plaines, plus tranquille, plus fertile, sinueuse et humanisée. Soit l’ancienne maîtresse du pianiste, veuve scindée en deux et indécise, interprétée par Nadia Tereszkiewicz, troublante et troublée.
Malheureusement, jamais les deux cours d’eaux ne se réunissent dans une confluence tant souhaitée. Desplechin, cinéaste cérébral tout autant qu’érudit, n’est pas parvenu à nous toucher avec cette histoire. Sa première partie, avec Rampling en pivot, est de loin la plus convaincante. Presque Hitchcockienne, elle créé les tensions et dilemmes qui permettent de nous captiver. Rythmée grâce à un découpage habile, cette première moitié bénéficie aussi de deux trublions – Hippolyte Girardot en monsieur à tout faire croquignolesque, et Jeremy Lewin en mari conteur et charmeur.
Or, ces deux là s’effacent, tout comme Charlotte Rampling que l’on voit une dernière fois sous la douche. Pour le spectateur elle sera froide. Le film s’enlise alors dans un mélo insipide et sans intérêt, aussi original qu’un swap brésilien, et qui, faute aggravante, révèle l’absence d’alchimie entre Nadia Tereszkiewicz et François Civil (un comble pour des anciens amants toujours attirés l’un par l’autre).
Et confessons-le, ce n’est pas la faute de Civil, déjà habitué aux drames élégants de Klapisch et aux personnages intériorisés (Pas de vagues). Il n’a rien de fantaisiste ici, tant il est abîmé, son manteau semble peser une tonne sur ses épaules. Il est voûté devant son piano. Il est déchu, alcoolisé à l’excès. Il tombe même dans les pommes ou dans un coma éthylique. Civil hérite d’un personnage qui est promis à la gloire et se résigne aux échecs.
Les fantômes de Mathias

Sans aucune distance ni dérision, il accompagne pleinement un scénario qui glisse lentement vers la déprime avant de trouver une issue vers la lumière, un brin amère. Hélas, entre temps, tout est flottant, lent, insignifiant, ordinaire. Les spectateurs en viennent à être indifférents aux scènes qui se succèdent pour raconter une histoire de cul façon « je t’aime moi non plus » très convenue.
Alors, oui, Desplechin pioche, psychanalytiquement, dans ses obsessions « J’ai besoin de trouver l’enfant ». Retour vers le passé. Repartir à zéro. Ou rester au sous-sol de son existence. Retrouver le goût de la vie (à défaut de celui des autres). Recouvrer sa liberté. Cette somme des impossibles aurait pu produire un grand film, quasi almodovarien. La tonalité est malencontreusement beaucoup plus terne, pour ne pas dire sans éclat.
Nul élan (du coeur), nul envol (des sentiments). Rien ne se transforme et donc rien ne se créé. Seul l’ennui contamine le déroulé des non événements ponctués par des sentiments artificiels. À force de dessiner des protagonistes spectraux, ils en deviennent invisibles.
Si bien que Deux pianos, soit deux souvenirs de jeunesse qui se croisent, manque d’harmonie. Le film est désaccordé et tout semble sonner faux.
Deux pianos
1h55
En salles : 15 octobre 2025
Réalisation : Arnaud Desplechin
Scénario : Arnaud Desplechin, Kamen Velkovsky et Anne Berest
Image : Paul Guilhaume
Musique : Grégoire Hetzel
Distribution : Le Pacte
Avec François Civil, Nadia Tereszkiewicz, Charlotte Rampling, Hippolyte Girardot, Anne Kessler, Jeremy Lewin...