Cannes 2021 | Nitram au royaume des désaxés

Cannes 2021 | Nitram au royaume des désaxés

Dix ans après Snowtown, révélation à la Semaine de la Critique, le cinéaste australien Justin Kurzel cherche de nouveau à comprendre les intentions d’un tueur à la chaîne. A partir d’une histoire vraie qui a traumatisé le pays, il s’interroge sur les origines d’un monstre…

Justin Kurzel reprend une histoire vraie des années 1990 pour dresser le portrait d’un jeune homme qualifié de « monstre ». Sans dévoiler les actes qui le conduiront à purger 35 peines à perpétuité, ce sont les cartons à la fin du film qui montreront les intentions politiques du cinéaste australien : la vente en libre-service d’armes lourdes. Malgré l’unanimité politique de l’époque (sous le coup de l’émotion) qui a voulu encadrer cet accès facile à l’armement, il n’y a jamais eu autant d’armes à feu dans les foyers australiens depuis vingt ans…

C’est là que le procédé de Nitram s’explique. Le portrait aussi nuancé soit-il du jeune homme n’aurait pas été suffisant pour justifier un plaidoyer anti-armes. Il « collectivise » la responsabilité : l’Etat qui ne demande un permis que pour les armes de poing, le médecin qui ne prescrit que des calmants à un gamin au QI très faible, visiblement dérangé et sociopathe, sans parler des uns et des autres qui l’humilient en permanence. Mais là aussi cela ne suffit pas à justifier un massacre de masse…

Assassin’s crédo

Justin Kurzel avait été révélé à la Semaine de la Critique il y a dix ans, avec Les Crimes de Snowtown, autre portrait de serial-killer, sans doute plus brillant cinématographiquement, mais qui fait écho à ce Nitram. Entre temps, le cinéaste s’est fourvoyé dans un Macbeth pesant et un Assassin’s Creed sans charisme. En revenant à un cinéma plus humble, et sur ses terres, il retrouve aussi une écriture plus intéressante, sans s’embarrasser d’effets tape-à-l’œil.

Au contraire, Nitram garde la bonne distance. On ne verra rien de l’odieuse série de meurtres, alors même que le film tendait vers cette tuerie. Rien à voir ici avec le décryptage méticuleux d’un meurtre de masse comme dans Elephant (Palme d’or), qui s’achevait dans un bain de sang, de cris et de larmes. Nous ne sommes pas non plus dans We Need to talk about Kevin (en compétition à Cannes également) qui s’attachait à sonder un acte tout aussi sanglant jusqu’à hanter la mère, seule survivante.

Justin Kurzel ne cherche pas à manipuler le spectateur tout en créant un tension impalpable en utilisant des artifices classiques pour monter en puissance. La plupart des faits relatés dans son scénario sont réels (hormis le fait que le tueur n’était pas fils unique). Certes, il ne s’embarrasse pas de la réalité du temps. Sans jamais le dire, le récit se déroule sur plus de dix ans. Ici, on pourrait même croire que cela se passe dans une période assez concise…

Ce qui intéresse le réalisateur est ailleurs : Nitram, évidemment (Caleb Landry Jones est saisissant dans le rôle), mais surtout les parents de Nitram et Helen la bienfaitrice, 29 ans plus âgée que lui. Finalement, les victimes oubliées de ce massacre historique.

En peu de plans, Judy Davis impose l’autre grand rôle du film

Il y a quelque chose d’ordinaire dans la manière de filmer cette famille en apparence banale. Il y a aussi beaucoup d’amour. Malgré son immaturité, son imprévisibilité, sa déconnexion du réel, Nitram s’avère attachant dès qu’on est attentionné avec lui, comme le font son père ou Helen. Ce qui explique aussi pourquoi la construction du récit converge vers la relation entre la mère et le fils. Car la mère (Judy Davis, admirable) n’est pas moins psychopathe à bien y regarder. Rigide, lucide, solide, elle semble même à certains moments horrible et effroyable. Son manque d’empathie et d’affection n’est pas un manque d’amour. Elle se tient, comme la caméra du réalisateur, à distance de ce fils explosif et incontrôlable, mal soigné et désaxé. Un peu plus désaxé, disons, que cette mère glaciale comme une Catherine de Medicis ou qu’Helen, cette artiste excentrique et millionnaire, vivant isolée de tous.

Il n’y aura ni histoire de la violence (ou de la vengeance, les interprétations sont ouvertes), ni explication didactique. Nitram préfère observer le basculement d’un citoyen, différent dès la naissance, où le système laisse le soin à sa famille de gérer l’élément encombrant et embarrassant, sans vraiment l’aider. Cela renforce d’autant plus le personnage de cette mère aimante, malgré sa froideur, et énigmatique, derrière son masque imperturbable. Elle refuse de faillir mais cumule aussi les erreurs. Sans doute incapable d’imaginer les atrocités que son fils avait en tête, la mère reste finalement le grand mystère du film (et son plus bel éclat). Comment (sur)vit-on quand on a engendré un tel monstre ?