Jean-Paul Belmondo, l’homme qui plaît (2/6)

Jean-Paul Belmondo, l’homme qui plaît (2/6)

Malgré le titre de cet article, ce n’est pas de séduction dont on va parler. Quoique. Il y a forcément une part d’attirance pour expliquer la popularité consensuelle que Jean-Paul Belmondo a exercé.

Il suffit de voir les communiqués hommages reçus dans les heures qui ont suivi son décès le 6 septembre. De Peta, l’association de défense animale, aux syndicats de policiers, du PSG à Roland Garros, du britannique Guardian à l’espagnol El Pais, du conservateur Figaro au communiste L’Humanité, toutes classes sociales et toutes les genérations se sont fendus d’un texte remerciant l’acteur pour diverses raisons.

Belmondo c’était un patrimoine national. Il était finalement peu clivant, contrairement à Alain Delon et Gérard Depardieu, ou Brigitte Bardot. Lié à la bande de farfelus du conservatoire, les Marielle, Rochefort, Cremer et cie, il disposait d’une image très loin de celles des autres monstres sacrés. Il n’avait pas l’esprit hautain d’un Delon, le sens de la polémique d’un Depardieu, la vie recluse de Bardot. Il n’a jamais quitté la France pour échapper au fisc. Il ne lui serait pas venu à l’idée de prendre des positions politiques controversées. Belmondo n’a jamais eu la nostalgie affichée pour le gaullisme, l’envie de fricoter avec Poutine, ou les amitiés toxiques avec le Front national. Bébel était sans doute conservateur, mais assez libéral. Décoré par Giscard, Hollande, Macron, avec qui il partage sa passion du foot, Belmondo était transcourants.

Surtout, l’homme privilégiait sa famille et sa bande de copains, allait au petit resto du coin (dans les quartiers chics, n’exagérons pas) avec son ostéo comme avec Jean Dujardin, ou préférait l’UGC de la Porte Maillot aux avant-premières glamour pour aller voir les films de ses « potes ».

Tout cela se retrouve dans son cinéma : cet esprit de troupe qui ne l’a jamais quitté depuis ses débuts au théâtre, cette fidélité amicale qui a permis à de nombreux comédiens d’être des seconds-rôles formidables dans ses films – à commencer par son éternel « frère », Charles Gérard. Chef de clan, « Bébel » l’était à la vie comme à l’écran, emportant tout dans sa tourmente, protégeant les faibles ou les jeunes, sur le plateau comme dans les scénarios.

Cette sincérité a sans doute contribué à son image de « bien aimé », d’homme sympathique, approchable, conscient de sa popularité sans jamais en abuser. Dans un pays dépressif au peuple râleur et insatisfait, Belmondo affichait en 4 par 3 un grand sourire, un corps athlétique, un visage atypique. Il était optimiste et rassurant. Le « Bébel » de l’année était comme un nouveau crû de Beaujolais. Même après son accident vasculaire qui paralysera son corps et sa diction, il montre un esprit combatif et déterminé. Il garde cette joie juvénile qui a fait son succès, cette proximité avec les gens qui lui a assuré sa postérité.

Club des cinq

Et puis, bien sûr, il y a les films. De 1961 à 1987, tous ses films ont attiré plus d’un million de spectateurs, à une époque, déjà, où la télévision provoquait le déclin des entrées. Ils sont peu d’acteurs à avoir attiré plus de 160 millions de spectateurs dans les salles françaises, sans que leur image ne soit ternie par le vieillissement ou les navets crépusculaires (pourtant il en a fait), tout en restant dans les mémoires avec des films radicalement différents selon sa culture et son âge.

Avec 58 films millionnaires, Belmondo se situe dans l’élite avec De Funès, Gabin, Fernandel et Depardieu. Et nombreux de ses films ont dépassé les 3 millions d’entrées en Allemagne et en Italie. Mais la particularité de « Bébel » est d’avoir réalisé de gros succès dans des genres différents: comédie, polar et thriller, et aventures.

Plus de cinq millions de Français ont été voir Le cerveau, avec Bourvil et David Niven, Le professionnel et L’As des as. Le marginal, L’homme de Rio, Borsalino et Le casse ont capté plus de quatre millions de spectateurs. C’est en cascadeur ou/et en comique que Belmondo s’est installé dans le cœur des Français. Mais ne sous-évaluons pas des films plus dramatiques comme Itinéraire d’un enfant gâté, Un singe en hiver, A bout de souffle ou La ciociara qui ont tous dépassé les deux millions de tickets vendus.

On le constate encore aujourd’hui avec l’audimat des rediffusions télévisuelles. Pour lui rendre hommage, de nombreuses chaînes ont bousculé leur programme durant deux soirées. Le professionnel (4,2 millions de téléspectateurs), L’As des as (3,6M), Itinéraire d’un enfant gâté (3,1M), Le voleur (1,2M), Flic ou voyou (1M) L’alpagueur (745000)… La popularité de l’acteur est intacte et ses films, même s’ils ont pris parfois un coup de vieux, épatent toujours. A la fois Pacino (pour son physique atypique) et Stallone (pour son corps athlétique), personnage de BD et amoureux du verbe, l’acteur rassemblait toutes les chapelles. Il fédérait. « Bébel était le héros extraordinaire de la France ordinaire » a écrit Line Renaud sur Twitter en guise d’hommage.

Le grand fossé

C’est là finalement que réside le mystère de l’acteur. Consensuel, populaire, Belmondo était une part de la culture française, comme Deneuve, Astérix, Chanel, la Tour Eiffel, Johnny Halliday, la baguette ou le champagne. Mais il ne l’était pas de la même façon, selon qu’on soit un cinéphile attaché aux films d’auteurs ou un cinéphage avide de films divertissants.

C’est là le seul clivage qu’aura provoqué l’acteur. Et il est de taille. Il plaisait à tout le monde, mais pas pour les mêmes raisons. Certains préféreront ses rôles chez Godard, Melville, Verneuil, Resnais, Truffaut, Sautet, Malle, De Sica ou encore Becker, globalement ses films des années 1960-1975. D’autres ne se souviennent que de ses cabrioles chez De Broca, Rappeneau, Oury, Deray, Lautner, Arcady, Leconte ou Zidi.

Difficile de réconcilier ce grand écart cinématographique. D’autant que sur l’écran, Belmondo est égal à lui-même. Capable de tout, dans n’importe quel genre. Sa présence écrase souvent le film. Difficile de voir quelqu’un d’autre que lui dans A bout de souffle, Pierrot le fou, Léon Morin-Prêtre, Stavisky, Un singe en hiver, ou Le magnifique, Les mariés de l’an II, L’homme de Rio, Borsalino, Le professionnel, etc.

Durant 25 ans, de son style naturel, citadin voyou en costard-chapeau, dans A bout de souffle à son jeu outrancier, braqueur au grand cœur avec muscles gonflés et bien bronzé, dans Hold-Up, il ne semble pas vieillir. Qu’il est 27 ans ou 52 ans, Belmondo paraît ne pas changer, toujours à faire ses cascades périlleuses et à parler comme si Audiard était dans sa tête.

En 1988, il a 55 ans. Lui qu’on a pu admirer en caleçon à pois ou en slip léopard, en marcel ou torse nu, toujours rasé de près, la chevelure impeccable sans un cheveu blanc, sculpté comme un dieu romain, bref de quoi incarner le mâle dans sa splendeur érotique, se métamorphose.

Un lion vers l’hiver

Il doit cette mue à Claude Lelouch. Avec Itinéraire d’un enfant gâté, Belmondo prend un coup de vieux. Autodidacte prospère, son personnage veut couper les ponts avec son passé et sa famille, s’offrir une liberté méritée, en connexion avec la nature, le vivant. Il rompt avec les siens mais s’assure de sa transmission. Il n’est plus incorrigible, guignolo, ni l’héritier, il ne veut plus être as des as, marginal, flic ou voyou. Il sait qu’il est passé du côté des singes et des aînés. Il arbore une barbe, il expose ses rides. Son jeu se fait économe. Sa voix est une tonalité en dessous. Il a l’allure d’un vieux sage. Cette épopée vers l’exil lui permet de faire le lien entre son public populaire et celui plus cinéphile. Cette unanimité réconciliatrice le conduira vers un César évident (qu’il ne viendra pas chercher).

Œuvre disruptive dans sa filmographie, Belmondo abandonne son personnage de gros bras (qui inspira le manga Cobra) pour revenir à ses passions. Le cinéma ne sera plus qu’accessoire, une distraction. Il ne trouve pas sa place dans le cinéma français des années 1990. Seul Cédric Klapisch lui proposera un rôle intéressant de patriarche dans un Paris apocalyptique (Peut-être). Il se consacre au théâtre, avec succès (200000 spectateurs pour Cyrano, des Feydeau à guichets fermés, des ovations à foison pour une pièce qu’Eric-Emmanuel Schmitt écrit pour lui, le rachat du Théâtre des Variétés).

Rive gauche

Pour la consécration, il faut attendre les années 2010, quand il recommence à marcher et à parler. Cannes, Lumière, Venise, César… Les trophées triomphants s’accumulent. On adoube enfin l’enfant gâté, turbulent, celui qui a tendu un miroir à la jeunesse française dans les années 1960, celui qui a produit le mirage d’une France puissante en pleine crise économique dans les années 1970-1980. Il fallait bien concéder que Belmondo était un emblème. Un de ces rares symboles culturels qui était connu de tous.

Pas surprenant alors que l’hommage solennel se déroule aux Invalides, avec portes ouvertes au public. On n’enterre pas un mythe avec légèreté. Son côté bling-bling ne peut en être que flatté. Pour rappeler sa simplicité, il sera aussi célébrer le lendemain à Saint-Germain-des-Prés. Le VIe arrondissement était son quartier. Il y a rencontré la Nouvelle Vague (notamment Godard, rue Saint-Benoît), s’est régalé dans les belles brasseries, s’est marié à la mairie place Saint-Sulpice.

Pour ces funérailles, nul box office (lui-même reprochait l’obsession des journalistes à ce sujet) pour mesurer sa popularité. De tout façon, même pour cet ultime rôle, Belmondo sera la star. Il jouera son personnage de légende jusqu’au bout, par amour pour son métier. Comédien? « Trois mois et demi par an… et un peu toujours dans la vie » répondait-il à Libération. Jean Rochefort rappelait : « Nous avons tous eu le talent de ne jamais nous prendre au sérieux. » C’est peut-être là le hiatus sur de tels hommages. Belmondo aurait préféré la fête à la tristesse. Mais après tout, Truffaut lui avait fait dire dans La Sirène du Mississipi : « Quand je te regarde, c’est une souffrance.
– Pourtant, hier tu disais que c’était une joie ?
– C’est une joie et une souffrance.
«