Jean-Paul Belmondo, l’héritier (3/6)

Jean-Paul Belmondo, l’héritier (3/6)

Pour comprendre Jean-Paul Belmondo, il faut sans doute revenir à ses racines. Et notamment à son père, Paul Belmondo, sculpteur célèbre, mort en 1982. Il est d’origine piémontaise et sicilienne. La famiglia est sa valeur fondamentale.

Les rares emportements publics de Bébel sont d’ailleurs liés à son paternel. Il boude les César parce que le sculpteur César a été préféré à son patriarche. Et ose même lors d’une interview remettre en question le nom de la statuette. « Renoir, ça aurait été mieux…« . De la même manière, il s’accroche avec Jack Lang, alors ministre de la Culture, parce qu’il ne rend pas un hommage posthume digne de son père. Il lâche son amertume dans une interview à Libération en 1985 : « C’est une rencontre d’homme à homme, j’espère qu’elle se passera bien puisque plus qu’une dispute d’homme, c’était une dispute sur la sculpture et sur le fait que la mort de mon père n’ait pas été honorée par le ministère de la Culture. Ça ne sert à rien d’être rancunier. J’attends de lui parler pour savoir ce qu’il compte faire pour l’œuvre de mon père, et pour l’œuvre des sculpteurs que représente mon père. »

Son ancienne compagne, Carlos Sotto Mayor l’écrit dans son livre, publié le 22 septembre chez Flammarion. Jean-Paul Belmondo admirait son père et son travail. Ils étaient complices. A sa mort, il fut l’héritier du clan, passant, grâce à sa notoriété, devant son frère et sa sœur. L’animal blessé devient à son tour le patriarche chargé de resserrer les liens familiaux. Selon elle, la star a caché une longue dépression, qui l’a mené à revoir ses rôles et à revenir au théâtre quelques années plus tard.

Opiniâtre, il fera tout pour faire vivre l’œuvre artistique paternelle. En 2010, après plus de vingt ans de bataille, il réussit à inaugurer un musée Belmondo à Boulogne-Billancourt, espérant qu’il devienne avec le temps aussi connu que les musées consacrés à Rodin, Bourdelle, Zadkine. « Ce musée, je crois que c’est le plus beau cadeau que je pouvais faire à mon père » explique-t-il à l’époque.

Bourgeois de la rive gauche

La vénération de son père, le sang italien, le sens de la fête et celui du travail. Belmondo est avant tout un produit de la rive-gauche parisienne, vivant près de Denfert-Rochereau, jusqu’à sa totale émancipation. Côté scolaire, il est inscrit dans les meilleurs établissements. Indiscipliné, parfois renvoyé, son parcours le mène surtout au sport: vélo, foot, boxe. Son rève est bien de monter sur un ring, avec comme modèle Marcel Cerdan.

Il comprend vite qu’il n’a pas la hargne. Trop bourgeois. Entre temps, il contracte la tuberculose. Il vient de voir Les femmes savantes à la Comédie française. Dans son lieu de repos, dans le Cantal, il décide de devenir comédien. Nous voici à la fin des années 1940. A l’époque les stars sont Fernandel, Fresnay, Simon, Bourvil, Berry, Philipe, Marais… Gabin et Jouvet sont des mythes.

S’il ne boxe pas sur les rings, il va devoir malgré tout lutter contre des adversaires. Pas les vedettes, mais les professeurs. Il est d’abord recalé par la Comédie-française et doit suivre des cours, ceux de Raymond Girard. L’homme deviendra un ami fidèle de Belmondo. Celui-ci le fera d’ailleurs jouer un médecin dans Stavisky. Ensemble, ils préparent le concours du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Il joue en parallèle dans les hôpitaux de la ville de Paris. Recalé lors de son entrée, il est admis en auditeur libre. Il retente l’examen d’entrée et c’est de nouveau un échec. Il devra attendre octobre 1952 pour être admis. Mais, déjà, il a de la pratique.

Jean-Paul Belmondo et Raymond Girard

Avec Guy Bedos, ils mettent en scène deux pièces de théâtre, jouent les sketchs absurdes de Pierre Dac et Frances Blanche. Puis il est engagé pour une pièce à la Huchette et monte en grade en jouant au théâtre de l’Atelier en 1953. Il a vingt ans. Mais rien n’est gagné. Pierre Dux, sociétaire honoraire de la Comédie-Française, et second-rôle apprécié par le cinéma, lui annonce qu’avec la tête qu’il a, « il ne pourrait jamais prendre une femme dans ses bras, car cela ne serait pas crédible. » Dux a vécu assez vieux pour voir que Belmondo a eu les plus belles actrices européennes dans ses bras…

Dix ans avant A bout de souffle, l’acteur ne peut pas savoir ce qui l’attend. A défaut de rôles même petits sur grand écran, il se créé le premier rôle au milieu de sa bande. La « Bande à Bébel » c’est Rochefort, Fabian, Cremer, Vernier, Marielle, Beaune, Girardot, Bedos, Mocky, Rich, Galabru… Ils ont pour professeur René Simon, Georges Le Roy, Louis Jouvet…

Cette vie de bobo – bourgeois et bohèmes – convient mal à ses professeurs qui ne voient pas grand avenir en lui. Le public l’acclame au concours de sortie, où il joue du Feydeau, bien avant Le Guignolo. Il a répété sa scène toute la nuit au jardin du Luxembourg. Comme un fou. Mais le jury qui n’apprécie guère sa nonchalence et sa légèreté lui décerne un simple accessit. Il ne peut pas rentrer à la Comédie-française avec une telle humiliation. « C’est la seule récompense que j’aurais vraiment désiré avoir dans la vie« , confiait-il. Marcel Achard, ce vachard qui préside le jury, reçoit en remerciement un doigt d’honneur. Bébel, ce rebelle. Henri Rollan répliquera: « Le professeur ne t’approuve pas, mais l’homme te dit bravo« .

Scapin et Oscar

Bagarreur et désinvolte, le jeune homme a déjà le panache d’un Cyrano. Peu importe son nez, ses lèvres et sa carrure de sportif, et malgré son immense respect pour les « anciens », il profitera à fond de sa jeunesse. Il joue Médée de Jean Anouilh. Et c’est un bide. Mais il enchaine: Goldoni, Courteline, Racine, une opérette de Francis Lopez, Musset, Montherlant, Feydeau, Shakespeare, etc. Son ami Michel Galabru lui fait jouer des pièces de Molière. Le critique théâtral du Monde, Robert Kremp écrit : « A la rigueur également, on aurait pu encourager le Scapin de M. Belmondo, qui dessine avec ses longues jambes des Z, des X, des N… Il se donne du mal. Sa voix ferait éclater des murailles. » Mais il confirme l’avis du jury de la Comédie-française, jugé même indulgent sous sa plume.

Il faut attendre 1958 pour que le regard sur Belmondo change. Il a 25 ans. Le même critique, après avoir vu Oscar, considère que l’acteur « brille de bonne humeur et de justesse« . Selon lui, dans Trésor Party, en 1959, Belmondo est même un « jeune comédien, plein de feu, volubile, clair de sourire, sonore, trépignant. Il est doué. Il a un tempérament. »

« Laid comme un pou »

Pourtant ce sera sa dernière prestation scénique avant trente ans. Avant de prendre le relais des monstres sacrés des années 1930-1950, il va finalement créer son style grâce à Jean-Luc Godard qui, justement, aime sa désinvolture, son côté charmeur / séducteur, son aisance dans le rôle du voyou insolent. Tout ce qui lui a barré la route va lui ouvrir les portes en grand d’un cinéma qui se réinvente, veut rompre avec le classicisme, accompagner les trentes glorieuses insoucientes et anticiper l’évolution des mœurs.

Belmondo est un flâneur. C’est sa méditation. Il aime se promener. Le métier s’apprend autre part que dans les cours: la rue est un formidable théâtre. En cela, il a appris la leçon des Jules Berry et Michel Simon. Il marche sur les pas de ses pairs… Il veut se draper de l’étoffe de ses maîtres.

De la souffrance qu’il a subit au Conservatoire, de ce talent qu’on lui niait, il en a fait une force. Comme un judoka, il s’adapte, ménage son énergie et utilise la force de l’autre. Jusqu’à Godard, le cinéma le boudait. Les réalisateurs ne voulaient pas de lui, tandis que ses copains tournaient déjà. Le producteur de Sois belle et tais toi, avec son amie Mylène Demongeot, résumait tout : « Il ne fera jamais rien. Il est laid comme un pou. On dirait Michel Simon jeune. » C’est pourtant en le voyant sur ce plateau de tournage que « JLG » devine le potentiel du comédien.

Alain Delon, Mylène Demogeot, Jean-Paul Belmondo dans « Sois belle et tais-toi » (1958)

Bien vu. Ça lui irait bien au jeune Belmondo de finir comme Michel Simon vieux, avec de grands réalisateurs dans sa filmographie. Mais d’abord, il va être Belmondo jeune. Avec sa beauté non classique, sa gueule loin des canons antiques, sa capacité à tout casser, sa part imprévisible de folie, «  Il faisait le vide autour de lui, déployait un charisme inhabituel » confie Jean-Paul Rappeneau, co-scénariste de L’homme de Rio et réalisateur des Mariés de l’An II.

Godard va devoir attendre le retour de Belmondo, envoyé en Algérie, un des pires moments de sa vie. Il a maigri. Quand le réalisateur lui explique le pitch d’A bout de souffle, la fin est ouverte. Il meurt ou il tue la fille. Vu l’époque, Belmondo sait qu’il doit crever, renvoyant ainsi l’image des jeunes français qui meurent en Algérie. Il crève sur l’asphalte qu’il aime tant arpenter. Une mort pour une naissance.

L’ombre de Bogie

« Je détiens les pleins pouvoirs sur mon être, l’authentique, celui qu’une caméra peut saisir sans emprisonner » écrit l’acteur dans ses Mémoires. C’est une libération pour celui qui piétine depuis dix ans. Personne ne va le voir venir. Il arrive dans le cinéma comme il déboule dans un café: en roi.

Dans A bout de souffle, le comédien passe devant une affiche avec Bogart, cigarette au bec. Belmondo imite le modèle. Il endosse le statut de la star (il en sera même une déclinaison étonnante chez Melville dans Le doulos). Il regarde les femmes à sa manière, sait rester énigmatique et meurt aussi bien que lui. Il va être en quête de cet adoubement. Il y a également du Jean Gabin dans son physique, son allure, son insolence, son assurance. Mais Jean-Paul Belmondo a trop attendu. Il est impatient. Il fonce vers son destin. Il embrasse l’image d’une jeunesse française prête à larguer les amarres avec l’après-guerre, le colonialisme et les mœurs conservatrices. Ce que Gabin incarnait très bien dans les années 1930, dans cet entre-deux-guerres foisonnant.

Déjà Belmondo a créé son personnage. Se met en scène en s’adaptant au plus baroque des jeunes cinéastes. Il hérite des Gérard Philipe, Jean Marais et Errol Flynn côté action. Mais il dépassera ses aïeux en réalisant lui-même ses cascades et en apportant une fraicheur, une dérision et une virilité qui précéderont Harrison Ford dans Indiana Jones ou Bruce Willis dans les Die Hard.

Les vieux de la vieille ne s’y trompent pas et acceptent de passer le flambeau. Evidemment Charles Vanel (L’aîné des Ferchaux, de Jean-Pierre Melville, 1963) et Pierre Brasseur (Les Mariés de l’An II, de Jean-Paul Rappeneau, 1971), mais surtout Jean Gabin. En 1961, Henri Verneuil leur amène un projet, l’adaptation d’un best-seller d’Antoine Blondin, Un singe en hiver. Un faux huis-clos et faux mélo autour d’un duo : un ancien alcoolique repenti et « boring » et un jeune père meurtri et fantasque. Les deux antagonistes parviennent à se lier d’amitié grâce à l’ivresse qui les emmène en Orient pour le vétéran, en Espagne pour le jeune loup. Le film est l’un des joyaux de la filmographie de Gabin comme de Belmondo. Un passage de relais selon les uns, une alchimie rare pour les autres.

Ce n’était pas gagné. A cette époque, Belmondo n’a pas encore « partagé » l’affiche avec une légende (il le fera rarement ceci dit). Le scénario les place à égalité. Mais dans la tête de Bébel, il est clairement l’apprenti face au maître. Rempli de doutes, tétanisé par une forme de peur, l’acteur veut être à la hauteur, mais surtout, il souhaite recevoir une forme d’adoubement.

Deux itinéraires d’acteurs gâtés

« Gabin, quoi qu’on en dise, a toujours représenté pour moi l’acteur accompli. Celui à qui l’on n’en remontre plus. Celui qui sait tout et qui accepte toujours d’apprendre. Celui qui annonce toujours qu’il n’est pas un comédien, mais un fermier, et qui crèvera sur les planches. Celui que l’on dit mauvais copain et qui a des amis de trente ans. Celui que l’on dit fini à chaque film et qui fait toujours les plus grosses recettes. Celui qui passe des personnages de gangster à celui de Clemenceau ou de clochard avec le même naturel. Celui que l’on ne peut pas voir, mais que l’on va toujours voir » écrit Jean-Paul Belmondo dans ses Mémoires.

A l’inverse Gabin ne connaît pas vraiment le jeune homme. Comme dans Un singe en hiver, ils sont de deux époques et deux mondes (artistiques) différents. Gabin fait déjà vieux alors qu’il n’a que 57 ans. Sa transformation physique (qui fait écho à celle de Belmondo dans Itinéraire d’un enfant gâté quand il n’a que 54 ans) et ses choix cinématographiques l’enferme dans un cinéma français dit académique pour les critiques des Cahiers du cinéma d’alors, de Truffaut à Chabrol en passant par Godard. Obsolète et dépassé, Gabin? Pourtant ses succès au box office ne se démentent pas… et une grande partie de ses films des années 1950 restent parmi les meilleurs du cinéma français de l’époque.

Gabin est plutôt malin comme un singe. Il a de l’instinct et, toute sa vie, il a su montrer une capacité d’adaptation (y compris dans ses engagements personnels). Sans quitter sa ligne, il tourne avec Melville, Giovanni, Granier-Deferre, donne la réplique à Delon, Fernandel, De Funès, Loren, Signoret… Gabin n’est pas fini et l’affirme. Il a été la Nouvelle Vague des années 1930 à lui tout seul. Alors Belmondo, pour lui, ce n’est rien qu’un jeune acteur montant. Ce sera tout le talent d’Henri Verneuil, « L’Arménien », de les relier. Ami de Gabin, il deviendra un fidèle de Belmondo en le faisant tourner dans quelques uns de ses meilleurs films, avec des rôles très variés, du cynique au blasé, de l’aventurier au braqueur, du flic au soldat : Cent mille dollars au soleil, Week-end à Zuydcoote, Le Casse, Peur sur la ville, Le Corps de mon ennemi et, le drôle de navet Les Morfalous.

Mais c’est Michel Audiard, scénariste d’Un Singe en hiver, qui impose Belmondo à Gabin. Juste après A bout de souffle, Bébel tourne un des sketches du film collectif La Française et l’Amour, réalisé par Verneuil et scénarisé par Audiard. Match-making. Un singe en hiver est une tragico-comédie qui repose sur des dialogues ciselés, un jeu d’acteur précis, presque théâtral, et une mise en scène épurée mais cadrée. Gabin est déjà, dans sa vie, un peu de cet Albert Quentin, hôtelier blasé et sobre, qui a enfouit sa folie et sa jeunesse dans des pastilles vichy suçottées entre deux tisanes. Belmondo n’est pas tout à fait Gabriel Fouquet, ce publicitaire qui veut voir sa fille maltraitée dans un pensionnat, mais il a sa folie et, déjà, joue les cascadeurs en effectuat lui-même une corrida au milieu de voitures. Cela donne une épopée de buveurs d’eaux de vie. Boire et déboires.

Passage de relais

Le jeune hussard est sur son toit. Belmondo connaît bien Blondin (ils fréquentent les mêmes lieux, et l’acteur lui rendra hommage à sa mort). Reste à franchir la muraille de Chine, Gabin. Or, « Le vieux » est condescendant, imperméable et presque méprisant. Jusqu’au jour, où Belmondo lit L’Équipe et que la conversation se lie autour du cyclisme et de la boxe. Jean Gabin le regarde d’un autre oeil, et y voit son successeur, avec évidence. Il le clame. Aux producteurs. Et dans le film : « Viens, je t’embrasse, t’es mes 20 ans » hurle-t-il, ivre. Une réplique que Gabin improvise… Il admire son insouciance et son énergie, lui prodigue quelques conseils pour « durer ». Belmondo lui prend une leçon de jeu avec un Gabin qui créé son personnage en restant lui-même.

Belmondo prendra le même virage au fil des ans. Jusqu’à Itinéraire d’un enfant gâté, où il joue les Gabin. Le sage bouddhiste qui transmet à son tour. A son partenaire Richard Anconina, à qui il apprend à ne pas être étonné. Puis à Romain Duris dans Peut-être. Et enfin à la bande d’acteurs qui ont été ses fans : Jean Dujardin, Gilles Lellouche, Guillaume Canet, Antoine Duléry…

Belmondo a eu besoin d’un Gabin pour évacuer une partie de ses peurs et affronter une carrière impressionnante. La génération qui a pris son relais à partir des années 2000, quand il s’est éclipsé, a cherché aussi à l’approcher comme on veut toucher l’élu pour avoir sa bénédiction ou sa protection. Il leur a appris à mélanger les genres, à constuire un personnage, à s’amuser. « De la même façon que je me retourne rarement vers le passé, je ne sais jamais de quoi sera fait mon avenir. Aujourd’hui, seul le présent m’intéresse et il est beau » confiait-il dans son livre.