Avec Mères parallèles, Pedro Almodovar revendique le droit à la vérité

Avec Mères parallèles, Pedro Almodovar revendique le droit à la vérité

Pour son 21ème long métrage en quarante ans, le cinéaste Pedro Almodovar retrouve Penélope Cruz, sa muse. Il lui offre son plus grand et son plus beau rôle, dans un drame apaisé mais hanté par les douleurs du passé, les erreurs du présent et le bonheur si fragile.

Pour une fois les lignes parallèles se rejoignent. Le film de Pedro Almodovar plaide pour la réconciliation. Le chemin est ardu. Il nécessite une douloureux (mais glorieux) devoir de vérité, thème qui n’aurait pas déplu à André Téchiné.

Après Julieta et Douleur et gloire, le cinéaste poursuit son travail sur le passé, les souvenirs, la difficile guérison des traumas mal cicatrisés. Mères parallèles n’échappent à rien de ces obsessions. Avec un scénario qui ne s’embarrasse d’aucune fioriture, maniant avec grâce l’ellipse (subtile) et l’allégorie, Almodovar opte pour une forme d’épure, d’efficacité même, où il colle seulement les fragments de vie essentiels à son récit.

Janis (Penélope Cruz), une photographe brillante tombe amoureuse de son modèle, un homme de son âge, en couple. Leur liaison aboutit à une grossesse non désirée. Elle décide de garder l’enfant, sachant qu’elle l’élèvera seule. A l’heure de l’accouchement, elle partage sa chambre avec une jeune fille, Ana (Milena Smit, belle révélation). L’enfant qu’elle porte est issu d’un viol d’une bande d’amis. Elles vont se lier d’amitié et vivre leur maternité en parallèle.

Evidemment, le réalisateur espagnol ne s’arrête pas à ce simple pitch. Il ajoute des ingrédients pour épicer un mélodrame dans la lignée de Tout sur ma mère, référence ultime de sa filmographie. En premier lieu, trois seconds-rôles : le géniteur, la patronne et la mère. L’homme, Arturo, anthropologue judiciaire (Israel Elejalde, impeccable) est bien seul au milieu de toutes ces femmes, même s’il a un double rôle clé. Il est celui qui réveille les fantômes du franquisme et celui qui doute de sa paternité. La patronne (Rossy di Palma, fidèle et splendide) est une matriarche, queer dans l’âme et les costumes, une femme puissante protectrice et sensible. Et il y a la mère d’Ana, Teresa, incarnée par Aitana Sánchez-Gijón qui fait ici sa première incursion dans l’univers du cinéaste, magnifique en actrice bridée et qui s’épanouit soudainement à travers un rôle qui change sa vie. Tous trois agitent les sentiments des deux mères confrontées à leurs doutes et à leurs dénis.

Deuil impossible

En deuxième lieu, Pedro Almodovar insère une dimension historico-politique dans son drame féminin (et féministe). Toute cette histoire est déclenchée par le besoin pour Janis de révéler un passé douloureux et de déterrer les morts. Ceux des victimes de la guerre civile, quand les républicains étaient assassinés froidement et jetés dans des fosses communes. Ceux de son village d’origine, de ses aïeux. Là encore il s’agit de révéler ce qui est enfoui. De comprendre d’où l’on vient. Ces deux histoires parallèles, deux deuils impossibles, ne se croiseront que dans un beau final collectif, apaisant où l’horreur du passé côtoie le bonheur du présent, où la froideur des squelettes s’atténue avec la chaleur d’un groupe uni et aimant.

Enfin, le cinéaste mélange ces lignes parallèles (Janis et Ana, Janis et Arturo, Ana et Teresa, le présent et le passé) en imposant sa direction artistique, comme toujours magnifique, et son regard sur les femmes, évidemment très juste. Ici le trouble est palpable, les genres sont fluides, les amours poly, les familles décomposées et recomposées, les liens du sang rétrogradés derrière les liens affectifs.

Musiques de chambre

C’est ce qui donne toute la beauté de ce film. Pedro Almodovar parvient à tout raconter sans superflu, à tout montrer sans excentricité. Il fait preuve d’une sobriété sublime et d’une générosité salvatrice. Avec la maturité, le cinéaste préfère la vérité au jeu. Loin sont les quiproquos et mensonges de ses œuvres oscillant entre comédies et drames, vaudevilles et films noirs, mélos et vertigos. Il y a toujours quelques références aux anciens (Blow Up évidemment), des artifices pour compliquer l’histoire (même s’ils sont déjà vus), mais tout cela n’a qu’un objectif : tendre vers un présent supportable et aimable. Compliquer et dramatiser, sans manipuler, afin de capter l’attention du spectateur.

Tout est double dans Mères parallèles: la hantise (du Franquisme et du viol), les mensonges (de l’histoire et ceux personnels), les sensations (extase et souffrance), la sexualité… Toujours aussi précis sur le comportiment et les sentiments humains et sur la psychologie féminine, il nous emmène dans une destinée duale qui nous happe sans nous heurter. Comme s’il y avait une bienveillance enveloppante autour de ce projet. Mères parallèles, sans la dimension autobiographique, complexe et esthétique de Douleur et gloire, creuse ce sillon d’un cinéma plus intime, axé davantage sur le ressenti et les paysages intérieurs des personnages que sur leurs actes, outrances et dialogues pétaradants.

Penélope Cruz à nue

Ce qui en ressort est un film fragile, vulnérable, mais aussi solide et déterminé. A l’image du personnage de Penélope Cruz. Almodovar la filme depuis près de 25 ans. Muse accomplie, elle déploie ici tout son talent et son registre de grande comédienne dramatique. Quelques rides se dessinent sur son visage à peine maquillée. Elle hérite d’un rôle qui rappelle le tournant de Deneuve à l’aube de la quarantaine quand elle débuta sa collaboraton avec André Téchiné (Hôtel des Amériques).

Un personnage authentique, sans fard, libre, mature, loin du glam habituel. Son visage marque toutes les secousses sismiques de ses catastrophes intimes. Mais son esprit d’initiative, son besoin de vérité la conduisent toujours là où on ne l’attend pas. Janis ne sera pas de celle qui cache les choses. Elle est nue et entière. Elle affronte les obstacles. C’est dans son ADN, même si cet ADN lui complique la vie et ses nuits. Honnête dans un monde où les femmes se carapacent derrière leurs frustrations, leurs peurs, leurs apparences. La vérité comme seul salut pour pouvoir vivre en paix et ensemble.

La sororité qui s’en dégage va accompagner leur éclosion. En cheffe de bande, Janis, par ses choix, va permettre à chacune de vivre son destin librement, loin des hommes. Comme des fleuves, chacuns dans leur lit vaseux, sillonant les plaines, contournant les reliefs ou cascadant en torrents, qui se rejoignent et fusionnent dans une mer parabole. Etonnament calme, profitant de l’écume des jours.