A même pas 33 ans, Saeed Roustaee impressionne avec son troisième long métrage en six ans (après avoir réalisé quatre courts métrages à l’aube de sa vingtaine). Tient-on un prodige du cinéma? Un an après la sortie française remarquée de son précédent film, La loi de Téhéran (sorti en 2019 en Iran), chef d’œuvre de polar, le cinéaste revient avec une fresque familiale dramatique saisissante et ambitieuse.
Pour apprécier cette œuvre exigeante (par sa durée déjà : 2h45), il faut affronter une première heure indocile et rude, et ce, malgré un prologue endiablé : un montage parallèle autour de trois personnages (Leila, l’un de ses frères, Alireza, et leur père) dans trois actions distinctes. Leila est dans un institut de beauté et prend soin d’elle. De manière plus spectaculaire, Alireza, et des centaines d’ouvriers doivent arrêter leur travail faute de matière première et sont chassés violemment de leur usine dans une panique homérique. De son côté, leur père se pointe à la mosquée et traverse des rangs de fidèles pour tenter d’approcher celui qui pourrait le nommer parrain de la famille, statut hautement convoité.
Avec cette introduction, Saeed Roustaee pose les fondations de son film. En cherchant à être le parrain du clan, le père préfère dilapider son argent pour son propre orgueil plutôt que d’aider ses enfants. A l’exception de Leila, tous sont au chômage ou dans des boulots plus que précaires. À partir des différences de caractères entre Leila et Alireza et de ce problème de fric, le conflit intrafamilial va éclore jusqu’à se métastaser vers une colère violente.
Dans un pays frappé par la crise économique, aux fortes inégalités sociales et aux disparités de classes persistantes, Leila tient toute la famille sur son dos : des parents égoïstes et égocentriques, des frères losers, une maison où elle fait la bonniche en plus de ramener le seul salaire décent pour faire vivre le foyer. C’est finalement la plus raisonnée, la plus fûtée, la plus lucide. Taraneh Alidoosti l’incarne à la perfection, dans sa détermination comme dans ses failles, n’hésitant pas à en faire une femme honnête, forte et respectée dans un monde qui lui réclame d’être soumise et serviable.
Outre ce beau portrait de femme (et cet énième film sur leur place misérable en Iran), le cinéaste dépeint une fratrie aussi cohérente que crédible. Soudés ou divisés, les frères ont conscience de l’échec de leur vie, mais conservent ce lien invisible qui les unit sans avoir de réels points communs.
Le film est finement découpé, avec un montage qui cherche toujours un point de vue autre que le binaire champ / contre-champ. Dommage que le récit se mette si longuement et si lourdement en branle, avant d’être définitivement lancé sur ses rails. La première heure est une succession bavarde de dialogues un peu trop explicatifs, qui nous orientent sur les intentions de chacun, et d’hystérie collective très théâtralisée (qui rappellerait presque Juste la fin du monde de Xavier Dolan). Elle nous dévie aussi vers quelques fausses pistes (arnaque au leasing) avant de trouver l’élan narratif qui va entraîner la succession d’événements poussant cette famille d’orgueilleux vers la rupture puis la réconciliation.
C’est presque un deuxième film, qui commence et déploie alors toute son ampleur. On retrouve la réalisation nerveuse et la dramaturgie torturante du réalisateur de La loi de Téhéran. En détournant son scénario vers la gloire éphémère de cette famille et sa chute vertigineuse, Saeed Roustaee brise ses personnages pour mieux les reconstruire, leur apporter de l’humanité et même une belle fragilité. L’acmé est atteinte dans une scène d’anthologie, quand Leila balance, au nom des siens, ses quatre vérités au patriarche, coupable de tous les maux. Jusqu’à commettre un acte irréparable. De la cérémonie de mariage qui consacre le père à un anniversaire qui célèbrera la libération des enfants, le cinéaste ne lâche plus ses personnages ni leurs mésaventures. Il réussit même à insuffler de la manipulation et du suspense dans cette chronique sociale (mais pas morale), dans une course effrénée où chacun joue son destin entre honte et déshonneur.
Le film devient alors follement tragique, poussant d’un cran sa tension à chaque engueulade familiale, à chaque mauvais coup du sort supplémentaire, comme si on assistait à une malédiction éternelle. La prouesse cinématographique n’est pas seulement de nous captiver durant autant de temps mais de transformer l’intime en spectaculaire, d’utiliser le verbe comme une arme dans un duel, de trouver, malgré tout, une issue relativement optimiste.
Car malgré les dissensions de ces personnages au bout du rouleau, le réalisateur parvient à rendre son film empathique et vibrant. De quoi nous souvenir longtemps de Leila, femme courage dont chaque énervement est une bataille contre le patriarcat.
Leila's Brothers (Leila et ses frères) Festival de Cannes 2022 - Compétition Réalisation et scénario : Saeed Roustaee Image : Hooman Behmanesh Durée : 2h45 Distribution : Wild Bunch Avec Taraneh Allidousti, Saeed Poursamimi, Navid Mohammadzadeh, Payman Maadi, Farhad Aslani, Mohammad Ali Mohammadi et Nayereh Farahani