Evelyn Wang est à bout : elle ne comprend plus sa famille, son travail et croule sous les impôts… Soudain, elle se retrouve plongée dans le multivers, des mondes parallèles où elle explore toutes les vies qu’elle aurait pu mener. Face à des forces obscures, elle seule peut sauver le monde mais aussi préserver la chose la plus précieuse : sa famille.
Objet filmique non identifié? Vraiment? Pas si sûr. Le film de Daniel Scheinert et Daniel Kwan (The Daniels comme on dit aux USA) ne manque pas de fougue ni d’ambition. Mais de là à en voir une œuvre réellement audacieuse et singulière, il y a de la marge.
Certes, le plaisir est réel de voir ce film hybride qui emmêle harmonieusement fantasy et arts martiaux, comédie loufoque et drame familial, portrait d’une femme au bord de la crise de nerfs et multiverse science-fictionnel. En usant et abusant de références contemporaines hollywoodiennes, Scheinert et Kwan mixent la pop-culture des années 2000, comme Tarantino revisite ses films cultes de vidéoclub. Car, entendons-nous bien, il n’y a rien de neuf dans l’imaginaire proposé. L’intérêt du film se porte davantage sur l’itinéraire existentiel de son héroïne que sur les délires farfelus et même « barrés » qui l’accompagnent.
Influences visibles
On ne peut pas s’empêcher de rester légèrement perplexe face à ce déversoir de séquences ou d’idées déjà vues. Le multiverse étant symboliquement le concept le plus éculé ces temps-ci depuis que Marvel le surexploite jusqu’à la nausée. On flirte également avec le cinéma d’Ang Lee (Garçon d’honneur, Tigre et dragon), Matrix (où l’on « télécharge » ses compétences et autres talents cachés) ou encore ces quelques « univers » inspirés de Wong Kar-wai, des frères Farrelly ou de Pixar (le pastiche est assumé).
Et malgré tout ce surplus d’ingrédients, cette bouillabaisse ne manque pas de saveurs et ne comporte pas trop de gras. C’est là le principal exploit des cinéastes. Parvenir à nous embarquer dans un grand huit improbable (parfois épuisant) sans qu’on s’émeuve de passer d’un genre à l’autre et même d’un contexte réaliste déprimant à une fantaisie démente.
Everything Ewerywhere All at One est rempli d’idées dingos et de dérisions divertissantes, au point de préférer par moment le superficiel à l’essentiel. Cependant, il fallait quand même être un peu syphonnés pour inventer des humains avec des doigts en saucisses molles, une bataille de godemichets XXL, deux grosses pierres qui se parlent et se pourchassent, ou un raton laveur cuisinier. Et n’oublions pas la prise de kung-fu avec l’auriculaire, le plug anal qui rentre comme dans du beurre au terme d’une cascade brutale, ou la sacoche banane comme arme ultime pour dézinguer de pauvres agents de sécurité. Jouissif, indéniablement. Un peu gross-movie sur les bords, évidemment. Mel Brooks n’aurait pas renié ce bordel foutraque qui ingurgite et digère parfaitement tous les codes du film d’action pour les ridiculiser avec respect.
Beaucoup de buzz pour rien?
Mais tout ça pour quoi? Toute cette esbrouffe époustoufflante ne sert qu’à nous embarquer dans un « entertainment » asiato-américain pour doper une histoire très simple : celle d’une famille au bord de la rupture. Soit une adolescente mal dégrossie, lesbienne, gentille et déprimée, qui ne parvient plus à communiquer avec sa mère. Un époux soumis et aimant, désespéré et impuissant, qui cherche à sauver son mariage et leur entreprise. Et donc, une femme, perfectionniste dans le travail, tout en étant assez vite dépassée par la comptabilité, aveugle et sourde aux ressentis de sa fille et de son mari, pas loin du burn-out. Le trio craque de toute part. Tout l’enjeu sera de savoir si on va vers l’implosion du noyau familial à cause des rancœurs, des dépits, des mépris et surtout de cette tristesse envahissante face aux viscitudes et aux pressions (le grand-père qu’il ne faut pas froisser, la contrôleuse des impôts qu’il ne faut pas provoquer, les clients qu’il ne faut pas perdre).
Le reste n’est qu’allégories déjantées et fantasmes étourdissants pour finir dans un mélo sympathique et sirupeux. Toutes les divagations ne servent qu’à comprendre le cheminement personnel de cette femme-entrepreneuse-mère-épouse-fille pour essayer de recoller les morceaux et de résoudre ses problèmes. Une forme de parabole déglinguée où la surdose de « vies alternatives » correspond à sa surcharge mentale. Bien vu. On a rarement vu un tel surmenage psychologique et physique aussi bien illustré, jusqu’à risquer le court-circuit.
Paradis artificiels
Dans ces multiples univers qui se percutent, tout se répercute : le passé amer et le présent oppressant, les regrets et les actes manqués, la folie concrète et la fable qu’on aime s’inventer. Les « Daniels » ne ménagent pas les effets de manche pour naviguer de l’un à l’autre, sans perdre le spectacteur. En magiciens doués, ils s’amusent à nous plonger dans une réalité virtuelle, parfois immersive, comme on pourrait assister à une partie de jeu vidéo. Résolument, ils offrent un spectacle « tendance » dans l’air du temps, c’est à dire gentil, bienveillant, généreux, à défaut d’être vraiment audacieux et ironique. Aucun second-degré ne vient parasiter ce drame aliéné.
Un avant-goût de ce que pourrait être notre quotidien, comme dans Free Guy ou Reader Player One : un quotidien terne et dépressif qui s’illumine en basculant dans une réalité alternative, qu’elle soit un métaverse, un jeu vidéo, une quelconque technologie ou drogue nous envoyant éphémèrement dans un monde plus supportable.
EEAAO n’est jamais qu’un conte classique sur l’importance de la famille, où l’on mesure, à force de cogiter, l’impact et les conséquences d’une décision, entre bastons et violons. Chacune d’entre elles peut amener à une déviation, loin d’un fatalisme ou d’un déterminisme. Ainsi, cette femme aurait pu être star de cinéma et championne de kung-fu, chef cuistot, vendeuse de pizza ou heureuse homosexuelle. Au lieu de cela, elle tient une laverie et un pressing, soufflant parfois en rêvassant devant un Bollywood fleur bleue, et doit affronter une fonctionnaire impitoyable qui menace son business.
Au final, le film, teinté d’une noirceur pas forcément voulue, propose un message d’acceptation, pour ne pas dire de soumission. Ainsi, couper le cordon sans couper les liens s’avère la seule solution pour la cohésion d’une famille. Peu importe si on aurait pu changer de vie ou s’épanouir autrement, il faut se satisfaire de ce qu’on a construit, par ses choix comme par les hasards de la vie. On a le droit de rêver intérieurement (ou à travers des contenus artistiques), de se refaire le film de sa vie, mais EEAAO nous fait comprendre qu’on doit ou qu’on peut se contenter de notre misérable existence, en tentant d’être heureux. Les spectateurs ne sont ainsi que de simples créatures soumises aux désirs de créateurs chargés de les évader de leur prison. Il est inutile de croire qu’une vie meilleure vous attend, ailleurs qu’au cinéma, dans un livre ou en jouant sur votre smartphone. Hollywood est là pour construire vos rêves par procuration, vos paradis artificiels (légaux).
Tout. Partout. En même temps. Cette impossible injonction produit une comédie captivante, mais peu émouvante et pas si marquante, autour d’un drame socio-familial banal. Cependant, reconnaissons que cette fantasmagorie traduit parfaitement le bouillonnement d’un cerveau qui hésite entre l’AVC et la démence pour échapper à une matrice déstructrice de l’individu.
Quintet vintage et vainqueur
Si tout n’est pas égal, et sans doute trop moral, le film a l’avantage de proposer un récit qui ambitionne de manipuler la narration linéaire pour déconstruire une histoire convenue. Lavage de cerveau, lessivage tumultueux et essorage haut niveau. Si le film réussit à séduire malgré son final trop sucré et pas assez salé, c’est grâce à son fomidable casting.
Il fallait une confiance absolue dans la vision des « Daniels » pour jouer avec autant d’aplomb ces personnages prolétaires passant au statut de super-héros en un clin d’oeil, des tourments introvertis à la farce burlesque, de la dureté à l’hypersensibilité. Michelle Yeoh confirme son statut de superstar tout-terrain, aussi à l’aise avec les armes qu’avec les larmes. Merveilleuse idée que de lui adjoindre la formidable Stephanie Hsu dans le rôle de la fille maléfique. Brillant choix que de faire renaître Ke Huy Quan (Indiana Jones et le temple maudit, Les goonies), disparu des écrans et pourtant impeccable dans le rôle du mari aux multiples facettes. Parfaite intention de retrouver le vétéran James Hong, souvent invisibilisé malgré sa longue carrière, dans le rôle du père réprobateur. Et enfin, sublime initiative de recruter l’immense et culte Jamie Lee Curtis dans un triple rôle lui permettant de déployer tous ses talents, de la Screaming Queen effroyable à la belle amoureuse délaissée, en passant par la fonctionnaire aigrie et bedonnante.
C’est peut-être là la force du film, celle qui donne sa belle intensité : l’agrégation de talents oubliés ou déconsidérés, souvent renvoyés à un parcours chaotiques quand il n’a pas dévié dans des plans B ou des sous-produits audiovisuels. EEAAO les sacralise, comme Tarantino savait faire ressurgir des comédiens ou comédiennes cultes mais zappés par Hollywood. Pour eux, le rêve n’était pas perdu. Ils ont su patienter pour incarner ces déclassés sur grand écran et redevenir, par la grâce de ce film, des vedettes de premier plan. Comme s’ils revenaient, après une longue attente, d’une vie alternative, dotés de pouvoirs insoupçonnés : celui de nous émerveiller.