Et si on (re)découvrait Maya Deren, pionnière avant-gardiste et cinéaste « surréaliste » ?

Et si on (re)découvrait Maya Deren, pionnière avant-gardiste et cinéaste « surréaliste » ?

Actuellement au musée de Montmartre à Paris, se tient une exposition exceptionnelle, « Surréalisme au féminin? », qui remet en lumière de nombreuses artistes invisibilisées par l’histoire de l’art… Ou tout simplement oubliées.

La cinéaste Maya Deren (de son vrai nom Eleonora Derenkovskaya) en fait partie. Américaine d’origine ukrainienne, née à Kyiv en 1917 et morte à New York en 1961, elle a pourtant été une figure majeure du cinéma expérimental dans les années 1940-1950, avec des courts métrages où surréalisme et psychanalyse se mixaient dans des courts métrages presque hypnotiques. Influencée par Jean Cocteau, mais aussi Jean Renoir, cette avant-gardiste a exploré l’inconscient et le rêve, le féminin et l’onirisme. Entre le rituel et le Moi, son cinéma relie des espaces par un montage qui les rendent voisins alors qu’ils sont étrangers les uns des autres. Dans At Land, projeté dans l’exposition du musée de Montmartre, on passe ainsi d’une plage à une jungle à une table sans se soucier de la cohérence temporelle et géographique.

A l’occasion de l’exposition, la Cinémathèque française organisera d’ailleurs un cycle en juin prochain, « Quand les surréalistes allaient au cinéma », doublé d’une rétrospective des œuvres de Maya Deren.

Psyché

At Land est un voyage dans l’inconscient, une étrange odyssée entre paysages désolés et presque hostiles, et un salon mondain, où, au bout de la table sur laquelle elle rampe, un jeu d’échec l’attire. Aidé par un montage impeccable, ce songe dérangé, où l’on peut reconnaître le compositeur John Cage, le poète Philip Lamantia et l’illustrateur Alvin Lustig, est une performance visuelle en soi. Il y a quelque chose de Lewis Carroll dans ce parcours d’obstacles qui la transporte d’une plage à un dîner, en passant par des broussailles, pour finir près d’une cascade d’eau où une pièce du jeu d’échec tombe dans l’oubli.

Ce film est sans doute le plus connu et le plus marquant dans le mouvement surréaliste américain, inspirant, entre autres, Herb Ritts pour un clip de Madonna dans les années 1980.

Fille d’un psychiatre, la surdouée, francophone et socialiste Maya Deren, deux fois diplômée en littérature (notamment avec une thèse intitulée The Influence of the French Symbolist School on Anglo-American Poetry), a étudié les sciences politiques avant de devenir journaliste, s’intéressant aussi bien à la danse (le corps et le mouvement sont omniprésents dans ses films), à l’anthropologie (notamment les rites vaudous haïtiens) ou à la poésie.

Elle a débuté sa carrière de cinéaste en 1943, grâce à sa rencontre avec Alexander Hammid (Oscar du meilleur court métrage documentaire en 1964 avec To Be Alive!), avec qui elle réalise le court métrage Meshes of the Afternoon. Elle le coscénarise également, assure le montage et joue les actrices. Actrice, elle le sera aussi dans deux autres de ses réalisations: At Land et Ritual in Transfigured Time. Hormis Witch’s Cradle et A Study in Choreography for Camera, où elle n’est que réalisatrice, Maya Deren multiplie les casquettes : l’écriture, le montage, la photographie comme pour The Very Eye of Night, où elle est quatre fois au générique. Elle signe aussi d’autres courts métrages dans les années 1940 et 1950 : Meditation on Violence et Maeva.

Lynch

A l’heure où l’on essaie de remettre en lumière les femmes qui ont construit le cinéma, Maya Deren, qui a donné son nom à un prix de l’American Film Institute récompensant les cinéastes indépendants, devrait figurer sur la liste des réalisatrices à réhabiliter. Théoricienne du cinéma, autrice, photographe, danseuse, chorégraphe, poète (tendance symboliste), elle a été une figure majeure de l’avant-garde américaine, en plus d’être une réalisatrice expérimentale talentueuse. Pour elle le cinéma devait créer une expérience en utilisant un langage propre, avec ralenti, superposition, ellipses, expositions multiples, plans sur plans… Le cinéma de Deren abolit la notion d’espace et de temps, privilégiant la perception et la conceptualisation. Autant de notions qu’on retrouvera plus tard dans le cinéma de David Lynch, grand admirateur de la réalisatrice.

Mais revenons aux années 1940. Vers la fin de la seconde guerre mondiale, à New York, Maya Deren fréquente Ossip Zadkine, le sculpteur, mais aussi Marcel Duchamp, André Breton, Anaïs Nin… Ses photos sont publiées dans les prestigieux Vogue et Esquire.

Pionnière dans le cinéma d’avant-garde, elle a été sacrée lors du premier Festival de Cannes avec l’éphémère Grand prix international du film d’avant-garde catégorie court-métrage, en 1947, avec Meshes of the Afternoon, réalisé avec 250$ de budget à Los Angeles.

Et déjà tout est là. En effet, par ses obsessions, Maya Deren a réussi à construire un corpus cinématographique singulier et unique, où la dynamique du mouvement l’emporte sur toute autre considération. Elle s’affranchit des narrations classiques et des transitions explicatives, préférant un montage où chaque réalité sur superpose les unes aux autres comme des niveaux de consciences qui fabriquent notre psychologie et notre identité.

Ainsi Ritual in Transfigured Time mélange ses propres angoisses (thème récurrent de sa filmographie), l’importance des rites et de l’expression corporelle, et l’attraction produite par le changement. On souligne quand même un déterminisme esthétique au service de la beauté humaine et de celle de la nature, une passion pour la métamorphose (qu’on retrouve dans ses autres films) et le goût pour l’abstraction. Mais, avant tout, son cinéma semble dominer par une sorte de géométrie : répétitions, symétries, boucles perpétuelles…

Haïti

Loin d’Hollywood (« Mes films côutent ce que les studios dépensent en rouges à lèvres« ), elle considérait le cinéma comme un processus créatif, avec son propre formalisme artistique. Refusant l’uniformisation et l’industrialisation du 7e art, elle reprochait à Hollywood le diktat des dialogues explicatifs, cette paresse de la mise en scène au service des mots plutôt que des images, et l’obsession de la profitabilité pour divertir les masses. De quoi s’éloigner de tout cela. Femmes sans frontières, elle a étudié en Suisse, fréquenté des artistes français, migré entre les deux côtes américaines, et se marier au musicien japonais Teiji Itō, qui a aussi composé la plupart des musiques de ses films et a contribué à la finalisation de son dernier film. C’est ainsi qu’elle croise l’anthropologie, la danse, l’identité dans une même découverte : le vaudou.

Elle multiplie alors ses voyages à Haïti, écrit de nombreux articles documentant les danses, transes et rites vaudous, dans lesquels elle reconnaît ses propres interrogations sur la manière de se séparer de son ego et de se décentrer. Elle en fit un livre (Divine Horsemen: The Living Gods of Haiti, 1953), où elle s’enthousiasme pour cette culture qui permet de se libérer de soi-même et de créer une dynamique interpersonnelle qui dépasse les individus. Une expérience, là encore. Elle filme des heures ces rituels et ces haïtiens. Cela donnear un documentaire, Divine Horsemen: The Living Gods of Haiti, monté et montré de manière posthume en 1977. Son ultime film. Et son plus long.

Maya Deren, décédée à l’âge de 44 ans à cause d’une hémorragie cérébrale dûe à une extrême malnutrition et sa dépendance aux amphétamines, a fait l’objet de plusieurs documentaires, mais, surtout, de manière plus insolite, ses images ont inspiré de nombreuses partitions musicales d’artistes du monde entier, qui accolent leur musique sur ses films muets.

S’affranchissant du temps et des frontières, ses cendres furent dispersées sur le Mont Fuji, au Japon. Là où on ne l’attendait pas.