Cannes 2023 | Les feuilles mortes : L’amour mais pas la guerre, par un Kaurismäki « chaplinesque »

Cannes 2023 | Les feuilles mortes : L’amour mais pas la guerre, par un Kaurismäki « chaplinesque »

S’il n’existait, il faudrait l’inventer. Le Finlandais Aki Kaurismäki a ce talent très rare d’avoir un style si singulier qu’on ne peut pas confondre ses films avec d’autres.

Les feuilles mortes, son premier film depuis 2017, est un double événement. D’abord il s’agit d’une tragi-comédie qui l’a fait sortir de sa retraite annoncée. Ensuite, il prolonge sa trilogie du prolétariat (Ombres au paradis, Ariel, La fille aux allumettes) vieille de plus de trente ans.

Et on peut vous assurer que le plus rockeur des cinéastes n’a rien perdu de son génie et de sa précision, tant dans l’écriture que dans la mise en scène. Quel autre réalisateur parvient en 80 minutes à livrer une fable aussi belle, aussi touchante et aussi drôle, avec un minimum de dialogues et un récit a priori très banal?

« – On a tous un vice. – Toi c’est d’être bavard. »

Les feuilles mortes est le plus « chaplinesque » de ses films. Il y a l’ombre du Dictateur avec, à la radio, les nouvelles du front ukrainien à vous couper l’appétit (« Maudite guerre!« ), l’influence des Temps modernes avec ces patrons qui licencient sans ménagement même quand ils sont responsables d’un accident de travail, ou, avec cette scène finale, un hommage au Kid. Kaurismäki peut en un seul plan se moquer de la société de surconsommation, ou faire cohabiter la décision injuste d’un chef exploiteur et la solidarité des employés en quelques lignes de dialogues, ou encore planter le quotidien d’une vie morne et solitaire sans explications.

De l’autre côté du grand soir

C’est fausse comédie romantique, ou ce réel poème mélancolique, est transcendée par son humilité, sa délicatesse et sa finesse. Rien de bien nouveau du côté d’Helsinki. Une employée (Alma Pöysti) qui aligne les petits boulots ingrats et un ouvrier (Jussi Vatanen et ses faux airs de James Stewart) fortement porté sur la vodka tombent amoureux au premier regard dans un karaoké où l’on chante une sérénade de Schubert, du vieux rock ou une chanson pour enfants. Malgré une succession d’actes manqués, les jeux du hasard feront bien les choses pour que l’amour naisse entre ces deux solitaires, timides et taiseux.

« – Je suis déprimé. – Pourquoi? – Parce que je bois. – Pourquoi tu bois? – Parce que je suis déprimé. – Raisonnement circulaire. »

Comme toujours chez Kaurismäki, les décors, la lumière et l’image sont travaillés à la perfection. Par sa mise en scène, une situation ordinaire peut devenir absurde, un simple dialogue peut se transformer en conversation décalée. Il n’y a pas vraiment de contemporanéité (pas de téléphone portable, des vieux transistors) alors qu’il situe précisément son récit entre février et mars 2022.

L’homme sans avenir

C’est ce qui épate dans son œuvre Il ciselle minutieusement jusqu’à l’épure sa direction d’acteurs et son montage. Le tempo est toujours essentiel, tout comme le contre-champ peut provoquer un moment inattendu hilarant. Et sous ses apparences sentimentales de cette drague vintage, le film se fait un malin plaisir à dénoncer les horreurs et petites arnaques de l’époque.

« Tu as quatre minutes de retard. C’est la troisième fois cette semaine! – On est lundi. »

Aki a l’esprit moqueur (à propos de The Dead don’t Die de Jim Jarmusch, deux spectateurs qui y voient un film entre Bresson et Godard), et son cinéma est toujours aussi tendre, généreux et humaniste. Grâce à un nombre incalculable de jolies répliques et des personnages empathiques, il fait passer avec douceur et dérision la pilule amère de son drame social. Le réalisateur prône la paix. Pas seulement en Ukraine. Mais aussi dans les ménages. Seul l’amour trouve en effet grâce à ses yeux et peut nous aider à supporter un monde aussi inhumain et brutal.

Et si le film porte le titre d’une chanson sur la séparation et la nostalgie, le réalisateur, dans une ultime pirouette, avec un chien nommé Chaplin, suit « les pas des amants » unis. Pour le meilleur, même dans le pire.