Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
Un « musical » dans le milieu des cartels mexicains, c’est en soi un peu baroque sur le papier. Jacques Audiard, six ans après Les frères Sisters, revient donc au film de genre tourné à l’étranger, et, ici, principalement en espagnol. Un Dancing in the Dark sous influence almodovarienne.
Commençons par le titre. Emilia Perez ce n’est pas n’importe qui. Dans ce film de femmes, elle est celle qui est au centre du jeu. En l’occurrence, Karla Sofía Gascón, dont c’est le premier film depuis sa transition. L’actrice s’impose avec un charisme indéniable et un charme irrésistible dans cet univers habituellement masculiniste. Magnifique, elle contribue de beaucoup à la réussite de l’ensemble.
« De Pénis à vagin »
Par ailleurs, cette transition est l’autre histoire du film : un patron de cartel n’en peut plus d’être dans ce corps d’homme et décide de devenir une femme. Tout le film se veut un très bon antidote au poison récemment répandu par de nombreux chroniqueurs ultraconservateurs (qui en font une obsession) mais surtout par les autrices Dora Moutot et Marguerite Stern à travers leur « enquête » à charge (et truffé d’erreurs en matière sociologique ou statistique), Transmania (pas besoin de donner le nom de l’éditeur opportuniste qui s’enrichit sur une polémique médiatique et sur la souffrance des personnes transgenres).
Au-delà de ce fait d’actualité, Jacques Audiard et Thomas Bigedain ont clairement écrit un beau traité politique sur la transidentité. Changer de corps c’est aussi changer la société et changer les esprits. Avouons que ça fait du bien de voire une grosse production s’emparer plutôt positivement de ce thème.
Des enchantées
Avec Emilia Perez, Jacques Audiard signe son film le plus généreux et l’un des plus plaisants, de sa filmographie. Le cinéaste démontre un savoir-faire efficace, même si la mise en scène est peu originale. Que ce soit dans le registre de la chorégraphie musicale ou dans quelques séquences inspirées, le septuagénaire prouve en tout cas qu’il a encore une belle vitalité.
« – C’est toi?
– Bingo!
– Merde. »
Il y a même de petites touches d’ironie, de jolis délires, des gags furtifs, des plans cocasses, un zeste de vulgarité pour pimenter ce scénario assez sage. Audiard maîtrise très bien la partie engagée de son projet : la violence d’une nation avec son accumulation de personnes disparues, la violence des hommes, avec son cortège de femmes tuées, ou encore la violence du système qui se repaît de tous ces crimes. C’est suffisamment didactique pour que tout le monde comprenne le message.
Ainsi, de manière utopique, il oppose à ce Mexique de sang et de larmes, une vision idéale où l’on déterre et retrouve les victimes. Où un ancien chef de cartel, devenu cheffe d’une fondation, répare son passé. Tableau idyllique alors que le début de l’histoire est lancée par un procès contre un mari accusé de féminicide sur son épouse, et innocenté par la justice.
Féminin pluriel
La libération de la femme est sans aucun doute la fil conducteur de ce drame aux codes virilistes. Jusqu’à cette bien nommée Epifania, qui est comblée de bonheur en apprenant que son mari gît à la morgue. Chacune, une fois libérée des hommes, semble plus heureuse. Un monde au féminin serait donc meilleur, si l’on en croit cette allégorie sincère. Un monde où l’on s’aimerait soi-même souffrirait moins.
« – Je reconnais pas ta voix. – Seulement ma voix? »
Pour bien « stabilobosser » le message, c’est d’ailleurs un bon mâle hétéro blanc (Edgar Ramirez, inexistant), qu’on pensant un peu moins con après la raclée qu’il a reçu, qui va faire vriller le destin de ces femmes. La soif de pouvoir ou de fric, deux ambitions qui n’ont pas de sexe, permet au film de basculer, en s’appuyant sur le comportement de chacune dans ce voyage sans retour.
Produit, entre autres, par les Frères Dardenne, il faut en effet, hélas, s’attendre à une fin moraliste sur ce récit de rédemption.Tout ceux qui ont péché seront punis, après un ultime pardon sauvant leurs âmes. La grande faucheuse n’étant pas loin, elles ont le temps de se confesser (même au milieu d’un ball trap (peu impressionnant) à la Bonnie and Clyde.
On devine qui va rafler la mise puisqu’il faut prouver sa vertu pour garder dollars et enfants.
« Combien de temps encore à baisser la tête? »
Au-delà de cette morale prévisible et si convenue, la dernière partie se révèle le vrai bémol du film. Le soap opéra s’envole vers une forme d’extase (on rachète ses crimes passés) qui élimine tout enjeu dramatique, jusqu’à crée un « ventre mou ».
Fausses Sisters
En patinant, le scénario produit deux effets. Le premier est de nous sortir un peu de l’histoire, jusque là assez captivante. Le second est de nous faire anticiper un épilogue typique de blockbuster, avec sa dose d’action, de suspense et de morts. Quand ce feu d’artifice (ce n’est quand même pas Peckinpah) survient, la surprise s’est envolée. Et le final, avant même d’être dévoilé, est deviné.
Aussi ingénieux et ambitieux soit-il, Emilia Perez ne bouleverse jamais.
C’est la dimension populaire du film qui laisse un goût agréable en mémoire. Qu’on accroche ou pas aux rythmes et aux sons dansants de Camille et de son compagnon Clément Ducal, l’élan insufflé par les morceaux musicaux participe grandement au plaisir éprouvé, même si cela reste superficiel. Car, Emilia père n’a pas la charge émotionnelle d’un Dancer in the dark ni la profondeur psychologique d’un Almodovar. La présence de Selena Gomez (dans un rôle stéréotypé et ingrat, en veuve un peu bitch) épice l’intérêt.
Cependant c’est davantage la performance de Zoé Saldana, femme de droit juste et fidèle, se délectant d’avoir à chanter, danser, et parler dans la langue de ses parents, qu’on retient. Elle est une parfaite Sainte Rita, patronne des causes désespérées, et heureuse madone qui a permis à Jacques Audiard de nous proposer un bon film fédérateur.
Emilia Perez
Festival de Cannes 2024. Compétition.
Sortie en salles : 28 août 2024
Avec : Zoe Saldana, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez, Edgar Ramirez et Adriana Paz
Réalisation : Jacques Audiard
Scénario : Jacques Audiard et Thomas Bidegain
Musique : Camille et Clément Ducal
Distribution : Pathé