Cannes 2024 | Les graines du figuier sauvage : mort aux tyrans en Iran!

Cannes 2024 | Les graines du figuier sauvage : mort aux tyrans en Iran!

Iman vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran quand un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Dépassé par l’ampleur des évènements, il se confronte à l’absurdité d’un système et à ses injustices mais décide de s’y conformer. A la maison, ses deux filles, Rezvan et Sana, étudiantes, soutiennent le mouvement avec virulence, tandis que sa femme, Najmeh, tente de ménager les deux camps. La paranoïa envahit Iman lorsque son arme de service disparait mystérieusement…

Pas sûr que le cinéaste Mohammad Rassoulof, récemment condamné en Iran et ayant du fuit son pays clandestinement, puisse retourner chez lui. Son nouveau film, Les graines du figuier sauvage, a tout pour déplaire au Régime. De loin la fiction la plus aboutie et la plus marquante de la compétition cannoise cette année, cette épopée intime et profonde est à la fois une œuvre dramatique éclatante d’un point de vue cinématographique et un film qui hante longtemps nos mémoires par la puissance de son propos politique et certaines de ses images (notamment cette victime recouverte par son voile, tel un linceul, ensanglanté).

« Le régime n’est pas responsable de tous les morts »

Tragédies familiale et nationale se mélangent dans un chaos qui va s’avérer cathartique. Le réalisateur, jusque là, avait refuser de quitter l’Iran et s’opposait ouvertement contre la censure, les accusations arbitraires à son encontre ou plus généralement l’oppression des Mollahs. Dans son film, il règle clairement ses comptes. La métaphore de la famille qui se déchire n’est pas forcément des plus subtiles, mais elle est d’une redoutable efficacité. Les graines du figuier sauvage est un pamphlet, soit une œuvre protestataire qui prend ses racines dans une actualité brûlante, la mort de l’étudiante Mahsa Amini, et la répression du mouvement « Femme, Vie, Liberté ». C’était il y a vingt mois.

On évoque un ennemi, mais quel ennemi? Un complot, mais quel complot? Qui est prêt à saigner? À signer un pacte avec le diable, cette théocratie qui se métastase à travers ses relais intermédiaires, autoritaires et arbitraires au point de gangréner leurs corps, leurs esprit et leur mental? En arrière plan, les disparitions, les exécutions, tranchées en quelques minutes, les arrestations. des parodies de justice. Comment résister à des décisions absurdes et irrationnelles?

Drame social et film de genre se mélangent dans un maelström qui emporte tout sur son passage. Car soudainement les images de « l’extérieur » surgissent dans le récit. La télévision, ses divertissements et sa propagande, ne peut pas lutter très longtemps contre la vérité des images diffusées sur les réseaux sociaux. Rassoulof ne cache rien : ni les assassinats, ni les lynchages, ni les violences policières, ni les arrestations. L’actualité n’est pas qu’un prétexte ou un contexte. Chaque image et une balle « réelle ». Elles servent de bombe à défragmentation, faisant imploser une famille et un pays.

« Des trainées qui veulent se promener à poil… »

C’est bien cette intrusion éruptive du réel qui provoque la mue du film, de la chronique d’un foyer classique et conservateur en un thriller presque horrifique, et en tout cas terrifiant. Avec ingéniosité, le scénario amène les tensions extérieures à se répercuter dans ce clan moins soudé qu’il n’en a l’air. Progressivement, les deux parents, pieux et sans histoires, vont diverger dans deux directions opposées : le père ne peut garder son statut et son utilité que s’il affirme son autorité ; la mère, garante de l’ordre et porte-parole du père, est prête à tous les sacrifice, y compris celui de sa liberté, pour que leurs filles aient un avenir meilleur. Leur évolution participe à la dynamique de la narration. Lui, travaillant pour le Régime, promu juge d’instruction, consciencieux et docile, va dévoiler sa véritable nature, violente et irrationnelle. Elle, responsable de tout et cédant à tout, commence à écouter le bruit de la rue, à ouvrir les yeux. Ambiguë, elle va comprendre l’impasse dans laquelle les conduit son époux.

Quant aux deux filles, jusque là bien élevées dans le dogme, elles s’entraident, se rebellent, revendiquent leur envie d’être femme, d’avoir leur vie, de conquérir leur liberté. Avec une jolie finesse d’observation, Mohammad Rassoulof leur offre l’espace nécessaire pour qu’elles puissent dérouler leurs émotions : le trauma des images vues sur leur smartphone, des amies blessées, la détestation de la violence.

Par de multiples petits détails, le cinéaste met en lumière un pouvoir assiégé : un juge qui se doit d’être armé pour se protéger, des bureaux sur écoute, une pression morale pour contraindre à l’obéissance les fonctionnaires, etc. Dans ce conflit hostile, deux camps se confrontent et l’usage de la force semble le seul moyen pour les institutions de conserver leur puissance.

« Dans ma propre maison, je suis en insécurité! »

C’est exactement ce choix que va faire le père afin de maintenir sa domination, quand bien même il ne gère rien dans le foyer. Tout le monde est naturellement suspect, dans ce pays comme dans cette famille. Quoiqu’il advienne, l’Etat, le Système, la Théocratie, mais aussi les serviteurs de ce Régime ont plus d’importance qu’une épouse et des enfants. Les femmes, grandes détentrices de secrets cachés aux hommes, sont naturellement des menteuses. Aussi, le père réagit comme le Régime agit : aveuglément, sans affection, au nom d’une foi, d’une dévotion et d’une intime conviction, toutes trois complètement dévoyées. Cela commence par une interdiction de sortie, puis des interrogatoires, quitte à obtenir de faux aveux, une surveillance, une privation de liberté, un ultimatum et enfin une incarcération dans les caves d’une maison. Jusqu’où ira-t-il? « Ils sont obligés d’aller jusqu’au bout. »

Car Les graines du figuier sauvage est bien un film qui parle d’une société emprisonnée. Le réalisateur isole son quatuor durant une grande partie du film. D’abord dans l’appartement de Téhéran, filmé comme un espace carcéral, puis dans une maison « de campagne » à l’écart de tout. Une mise à l’abri qui se transforme en enfermement. Ce double huis-clos permet aux personnages d’être à la fois à distance des événements et, en même temps, complètement impactés par eux. Pas étonnant alors que chacun part à la dérive. Le père, qui frôle l’attaque, et devient parano ou la mère qui se laisse happer par la dépression, entraînent la désagrégation annoncée de leur couple. L’irréparable paraît être la seule issue.

« Je ne te contrôle pas. Je veille sur ma famille. »

Où est le père adorable, qui écoutait de la musique et jouait avec ses filles sur la plage? Le voici sans amour, bête sauvage, affolée, paniquée, cernée, piégée. Un prédateur ou une proie?

Le réalisateur aime jouer sur les ambivalences. Toutes s’entrelacent dans ce long récit. La mise en scène sert parfaitement cette bipolarité. L’épilogue, véritable duel dans un bled où personne ne vous entend crier, gagne en tension et en suspense parce qu’il ouvre sur deux fins possibles. On peut aussi trouver des séquences qui se font écho pour insister sur la dualité de la mère : quand elle soigne patiemment et suavement le visage tuméfié et ensanglanté d’une victime collatérale des assauts policiers, quand elle rase, coiffe et lave son mari avec douceur. Dans tous les cas, ces gestes apaisent la douleur et n’empêchent pas les pleurs.

Le film n’a rien de manichéen. Comme dans tous ses films, Mohammad Rassoulof aime explorer les zones grises de l’âme. S’il intègre quelques dialogues ironiques, traduisant l’absurdité du Régime, et contredisant, comme un boomerang, les arguments officiels à leur inanité, il confronte chacun de ses personnages à des choix lourds de conséquences. Impossible de ne pas se remettre en question. Les dilemmes moraux et les tiraillements personnels sont permanents. On ressent cette torture psychologique que la situation inflige. Pas étonnant que les masques tombent, un à un, au fil des échanges ordinaires, des discussions familiales, des menaces, du harcèlement, de la peur qui s’empare de tous.

« Elle a sûrement fait quelque chose pour se faire arrêter. »

Par conséquent, c’est l’instinct qui fait la différence. Le père, minable inquisiteur, est naturellement porté vers un despotisme brutal, quand les femmes sont davantage guidées par leur survie, en se protégeant d’une hydre à plusieurs têtes.

On revient au final, évidemment symbolique. Mohammad Roussalof veut quand même laisser une part d’espoir. Un peu de lumière dans cette démonstration à charge. En sachant conclure cet immense film multi-genres sous la forme d’un western sans paroles et allégorique, il pousse le père, tyran en puissance, à bout et métamorphose sa cadette, épaisse chevelure au vent, en héroïne. Pas besoin de hurlement pour crier sa rage.

Une nouvelle balle est tirée. Au milieu d’une cité abandonnée, en ruine. Il n’y a pas de meurtre. Mais il y a une victime. L’image est parfaite, hautement poétique : s’effondrant de lui-même sur ce sol friable, il ne reste qu’un corps enseveli. Utopie?

Sur le mur de la chambre des filles, il y a un petit tableau avec un message : Never Give Up.

Les graines du figuier sauvage
Cannes 2024. Compétition.
2h48
Avec Misagh Zare, Soheila Golestani, Mahsa Rostami, Setareh Maleki
Réalisation et scénario : Mohammad Rasoulof
Musique : Karzan Mahmood
Distribution : Pyramide