Tahar Rahim incarne la légende du music-hall français, Charles Aznavour dans Monsieur Aznavour de Grand Corps Malade et Mehdi Idir (en salles cette semaine).
Si ses chansons sont devenues des tubes internationaux et atemporels, souvent utilisés dans les films et séries y compris à Hollywood, on oublie que la star (1924-2018) a été à l’affiche d’une soisantaine de films et téléfilms qui a débuté avec des réalisateurs réputés (Georges Franju, Jean Cocteau…).
Au final, une carrière très inégale, avec quelques grands films, qui l’a conduit à tourner en Italie, aux Etats-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni. Un César d’honneur en 1997 est venu couronné son talent, indéniable, devant la caméra.
Les dragueurs de Jean-Pierre Mocky (1959)
Les Dragueurs aborde avec légèreté les comportements et aspirations des jeunes hommes des années 1950. Ils cherchent à combler un vide existentiel à travers les rencontres amoureuses éphémères, malgré les désillusions d’es personnages d’une jeunesse désœuvrée.
Charles Aznavour y est un jeune homme timide et romantique qui, avec son ami Freddy (Jacques Charrier), passe la soirée à chercher des rencontres amoureuses dans les rues de Paris. Son caractère sensible et introspectif, mélancolique même, contrastant avec l’attitude plus audacieuse et désinvolte de Freddy, illustre une masculinité fragile, avec une maladresse attachante, loin de l’image du « dragueur » typique à la Aldo Maccione.
Joli succès (1,5 million d’entrées) où l’on croise aussi Anouk Aimée, Dany Carrel et Belinda Lee.
Tirez sur le pianiste de François Truffaut (1960)
Tirez sur le pianiste est l’un des films emblématiques de la Nouvelle Vague française. Un an après Les 400 coups, Truffaut, disparu il y a 40 ans, y mélange les genres – le film noir, la comédie et le drame, l’absurdité et de poésie. C’est peut-être l’un de ses films les plus inventifs. Il a recours à la voix off, aix flashbacks et aux ruptures de ton, rendant le film aussi iconoclaste que séduisant.
Charles Aznavour est Charlie Kohler (alias Édouard Saroyan), pianiste de bar (une fois de plus) mélancolique et réservé. Après une carrière prometteuse en tant que musicien dans le classique, il a glissé vers une vie plus modeste, jouant du piano dans un petit cabaret. Le passé douloureux de Charlie, marqué par la perte de sa femme, a conduit à sa déchéance. Il se retrouve mêlé à des histoires criminelles à cause de son frère, qui cherche à échapper à des gangsters.
Le rôle de Charles Aznavour est au cœur de la réussite du film. Outre son interprétation subtile, il apporte une humanité et une profondeur touchante, entre résignation, nostalgie, démons intérieurs et quête d’une seconde chance. Complexe, à la fois fragile et résilient, le personnage reflète cetteréflexion sur les hasards de la vie, le destin, et l’impossibilité de fuir son passé.
On retrouvera Edouard Saroyan dans plusieurs décennies…
Un taxi pour Tobrouk de Denys de La Patellière (1960)
Un taxi pour Tobrouk est un film de guerre atypique qui aborde la fraternité et l’absurdité du conflit, et ce en pleine guerre d’Algérie. Ce qui intéresse le réalisateur sont davantage les interactions humaines et la dynamique entre les personnages, par delà leurs nationalités et leurs affiliations militaires, plutôt que les batailles. L’humour noir (les dialogues sont signés Michel Audiard) révèlent ici les failles, les préjugés et les vulnérabilités de chaque personnage et fait ressortir l’absurdité de la guerre, notamment à travers les échanges entre les soldats français et l’officier allemand.
Charles Aznavour y est Samuel Goldman, soldat français d’origine juive engagé dans les Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale. Il porte la dimension émotive et chaleureuse du film, résolument pacifiste, contrastant avec la dureté du contexte dans le désert libyen. Aznavour se révèle une fois de plus parfait pour le rôle, avec sa sensibilité et sa dérision, et s’impose face à Lino Ventura, Hardy Krüger et Maurice Biraud.
Le film a été un immense succès (5 millions d’entrées en France), en plus de recevoir le Grand prix du cinéma français.
Le passage du Rhin d’André Cayatte (1960)
Dans la tradition du cinéma engagé d’André Cayatte, le film explore là aussi les questions de la guerre, de l’humanité et du comportement humain en temps de crise, à travers la fraternité, la survie et les choix moraux d’individus sconfrontés à des circonstances extrêmes.
Charles Aznavour incarne Léon Boutarel, uboulanger français mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la défaite de la France en 1940, Léon et son camarade Roger (Georges Rivière) sont faits prisonniers par les Allemands et envoyés dans un camp de travail. Homme ordinaire, humble et pacifiste, dénué d’ambitions héroïques, Léon veut simplement survivre à la guerre et retourner à sa vie normale. Impeccable, l’acteur transcende l’histoire avec un jeu authentique et une humanité palpable. Il épouse tous les dilemmes moraux de son personnage avec une aisance assez bluffante.
Le films reçoit une Lion d’or à la Mostra de Venise et attire 4,7 millions de spectateurs dans les salles françaises.
Pourtant, aucun des films qui suivront dans sa filmographie ne parviendra à la hauteur de ce triptyque magique. La chanson va prendre le dessus et Aznavour, même s’il tourne dans de nombreuses productions cinématographiques, se métamorphoser en Sinatra français. Dans les années 1960, on peut quand même le remarquer chez Julien Duvivier, Henri Verneuil, autre Arménien, René Clair, Elio Pietri, Pierre Granier-Deferre, en plus d’être fidèle à de La Pattellière ou Mocky.
Les intrus de Sergio Gobbi (1972)
Les Intrus est un thriller psychologique qui s’aventure dans les méandres de l’âme humaine dans le monde du crime. L’atmosphère sombre et tendue cherche à capturer la dualité des personnages et les situations ambiguës auxquelles ils sont confrontés.
Charles Aznavour, avec ce personnage de Georges Randal, change un peu de registre. À la fois antipathique et attachant, il traduit efficacement les contradictions d’un homme pris dans un engrenage qu’il ne contrôle plus vraiment. Il y est un homme solitaire, délinquant et mystérieux impliqué dans des affaires criminelles, aux choix de vie douteux, qui survit grâce à un mélange de cynisme et de désespoir. Son désir de rédemption et sa résignation face à son destin en font finalement un de ces mauvais garçon à qui on donnerait presque le bon dieu sans confession.
Pour l’anecdote, Aznavour a participé au scénario du film, qui marque aussi sa deuxième collaboration avec le cinéaste italien.
Le tambour de Volker Schlöndorff (1979)
Le Tambour a remporté la Palme d’Or (ex-aequo) au Festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Le film de Volker Schlöndorff raconte l’histoire d’Oskar Matzerath, un garçon qui, à l’âge de trois ans, décide de cesser de grandir en signe de protestation contre les horreurs du nazisme. Utilisant son tambour et un cri perçant comme moyens d’expression et de rébellion, Oskar devient le témoin des bouleversements de l’Allemagne au cours de la première moitié du XXe siècle.
Dans cette adaptation du roman éponyme de Günter Grass, Charles Aznavour interprète Sigismund Markus, un commerçant juif qui tient un magasin de jouets à Dantzig (aujourd’hui Gdańsk, en Pologne). Doux et bienveillant, ami proche de la famille du jeune Oskar à qui il vend ses tambours en étain, il incarne sous une apparence tranquille la tragédie de la montée de l’antisémitisme et la persécution des Juifs pendant l’ascension du nazisme.
La tragédie est à la fois une œuvre poétique et grotesque, avec une approche surréaliste qui accentue l’absurdité et la brutalité de l’époque. Cette réflexion profonde sur l’Histoire, la mémoire et l’innocence perdue, a réussi à captiver deux millions de spectateurs en France.
Trop occupé par ses tournées mondiales, Charles Aznavour a délaissé le cinéma, même s’il tourne dix films dans les années 1970 : des productions américaines ou britanniques chez Micgael Winner, Lewis Gilbert, Douglas Hickox et un Chabrol. Cinéaste de la Nouvelle Vague qui va le faire revenir au cinéma français dans les années 1980. Désormais second-rôle prestigieux, l’artiste est dirigé par Elie Chouraqui, Claude Lellouch, Misé Mizrahi, Paul Boujenah (avec qui il écrit le scénario de Yiddish Connection).
Les fantômes du Chapelier de Claude Chabrol (1982)
Cette seconde collaboration avec Claude Chabrol, une adaptation du roman éponyme de Georges Simenon, est un thriller psychologique autour de la folie, de l’hypocrisie bourgeoise, et de la culpabilité. Un nouveau genre pour l’acteur Aznavour. Et un retour gagnant tant la mise en scène de Chabrol est maîtrisée, offrant une ambiance froide et inquiétante où contrastent la banalité de la vie quotidienne et l’horreur des crimes.
Charles Aznavour y est Kachoudas, tailleur d’origine arménienne, discret et modeste, vivant dans une petite ville de province. Il se retrouve malgré lui témoin des agissements suspects de son voisin, le chapelier Labbé (génial Michel Serrault). Celui-ci est en réalité un meurtrier qui élimine systématiquement des femmes dans la ville. Bien que terrifié par ce qu’il découvre, le tailleur est déchiré entre la peur de dénoncer Labbé et son désir de mettre fin aux crimes.
Aznavour, tout en sensibilité, montre avec justesse la vulnérabilité de son personnage, étranger, en marge de la société, et impuissant face à l’horreur. Avec une belle retenue et sa capacité à exprimer les angoisses d’un homme ordinaire confronté à une situation extraordinaire, il fascine tout autant que le monstre qui l’impressionne et l’effraie. Le duo Aznavour-Serrault fonctionne à merveille avec des performances complémentaires, permettant une dialectique sur la nature du mal et la capacité des gens ordinaires à y faire face.
Il Maestro de Marion Hänsel (1989)
Charles Aznavourinterprète Henri Cassini, chef d’orchestre renommé qui vit reclus dans une villa en Italie. Cassini a abandonné sa carrière musicale après une tragédie personnelle, le décès de sa fille, qui l’a plongé dans une profonde dépression. Le film suit l’arrivée d’un jeune musicien ambitieux, David (Malcolm McDowell), qui souhaite convaincre Cassini de revenir à la musique pour diriger un opéra, le tragique Madame Butterfly. David cherchant à réveiller la passion artistique de Cassini, tandis que Cassini lutte contre ses propres démons et les souvenirs douloureux de son passé.
Ce drame psychologique autour du deuil, de la rédemption, et de la renaissance artistique se repose essentiellement sur l’intensité émotionnelle des dialogues et sur la relation complexe entre les deux personnages principaux. L’atmosphère introspective et la beauté mélancolique des lieux contribuent à illustrer les tourments intérieurs de Cassini.
Charles Aznavour y est particulièrement poignant dans ce personnage d’homme blessé par la vie, cherchant à se reconnecter à son art. De là émergent les dynamiques du récit sur la difficulté de surmonter le passé et la possibilité de retrouver un sens à la vie grâce à la musique et aux liens humains.
Dans les années qui suivirent, Aznavour se fit plus rare à l’écran. Des grosses productions (Ponidhcéru), des retrouvailles ratées (Le comédien avec Serrault), deux-trois échecs en salles… C’est sur le petir écran qu’il brille : dans des séries comme Le chinois ou Les Baldi. Les années 2000 ne seront pas plus prolifiques. À la télévision, il devient Le Père Goriot. On peut entendre sa voix dans Là-haut, le fabuleux Pixar, où il incarne le vieux et héroïque Carl Fredericksen. Sa chanson culte « She » clôture Coup de foudre à Notting Hill. Et il apparaît dans son propre rôle chez Jonathan Demm, dans La vérité sur Charlie, avec Mark Walhberg. Reste deux films qui se distinguent largement de tout cela.
Ararat d’Atom Egoyan (2002)
Et l’on retrouve Edward Saroyan, 42 ans après Tirez sur le pianiste, cette fois-ci metteur en scène, alter-ego d’Atom Egoyan, cinéaste canadien d’origine arménienne. Meilleur film canadien de l’année (Genie Awards), présenté à Cannes en avant-première mondiale, Ararat est l’un des grands films sur le génocide arménien et l’exode de son peuple.
Saroyan réalise un film sur le génocide arménien et entreprend de reconstituer les événements tragiques de 1915 à travers le cinéma, tentant de rendre hommage aux victimes et de transmettre la mémoire de ce drame au grand public. Ce personnage sert de point de connexion entre le passé historique et les personnages contemporains qui s’interrogent sur leur identité, leur héritage, et la transmission de la mémoire.
Ambitieux, avec une narration non linéaire où se croisent plusieurs histoires pour explorer les répercussions du génocide sur différentes générations d’Arméniens et leurs descendants, le film navigue entre le présent et le passé, brouillant la frontière entre la fiction et la réalité, tout en posant des questions sur la représentation des événements historiques au cinéma.
La présence de Charles Aznavour n’est pas trèsimportante en termes de temps à l’écran. Pourtant, il incarne avec dignité et gravité le besoin de faire connaître cette partie de l’histoire souvent méconnue ou niée dont sa famille a été victime. Ararat est un puzzle complexe, aux dimensions multiples, explorant la réflexion sur le devoir de mémoire, la justice historique, et la réconciliation.
Mon colonel de Laurent Herbiet (2006)
Dernier long métrage de cinéma avec l’artiste. Co-écrit par Costa-Gravras, le film fait revenir Aznavour au genre qui l’a rendu célèbre : le film de guerre. Dans le rôle de l’avocat Georges Darnaux, un homme âgé qui détient des informations clés sur les événements qui se sont déroulés pendant la guerre d’Algérie, il est le témoin crucial d’une mémoire qui s’efface. Il révèle les pratiques brutales et les dilemmes moraux auxquels les soldats ont été confrontés, mais il met également en lumière les circonstances entourant la mort mystérieuse du colonel Raoul Duplan (Olivier Gourmet).
Aznavour n’aura de cesse d’avoir choisi des rôles œuvrant à une vision pacifiste du monde, avec leurs dimensions historique et morale, dans des films montrant les répercussions des conflits sur les individus. Tel un personnage testamentaire, ce Darnaux est quasiment emblématique de la filmographie de l’acteur.
Ce thriller politique, avec une intrigue qui alterne entre les années 1950 et le présent, est critique et engagé. Et bien que son rôle soit secondaire, Charles Aznavour marque les esprits en figure intègre qui démontre la nécessité de faire face aux vérités inconfortables du passé.
Bonus : The Selfish Giant de Peter Sander (1971)
The Selfish Giant est un court métrage d’animation britannique réalisé par Peter Sander, adapté du conte éponyme d’Oscar Wilde. La fable raconte l’histoire d’un géant égoïste qui possède un magnifique jardin, où les enfants du village aiment venir jouer. Un jour, le géant revient d’un long voyage et, en colère de voir les enfants dans son jardin, il décide de construire un mur pour les en empêcher. Cependant, une fois le mur érigé, le jardin du géant tombe dans un hiver éternel, sans le moindre signe de printemps. Le géant se rend compte que sa propre solitude et le froid persistant sont la conséquence de son égoïsme. Lorsqu’il voit enfin un enfant entrer à nouveau dans le jardin, les fleurs et les arbres commencent à refleurir. Touché par l’innocence des enfants, il décide de démolir le mur et de partager son jardin, retrouvant ainsi le printemps et la joie.
Le court métrage, avec son style d’animation délicat, capture la beauté et la poésie du conte. Le court a été nommé à l’Oscar et a reçu l’Ours d’argentdu meilleur court-métrage au Festival de Berlin. Charles Aznavour prête sa voix au personnage du narrateur. Un bonheur.