Le cinéma en mutation : chronologie des médias, marketing, IA et nouveaux publics

Le cinéma en mutation : chronologie des médias, marketing, IA et nouveaux publics

D’un côté, un film avec un youtubeur projeté pendant deux jours qui attire 312 000 spectateurs dans 500 salles. De l’autre, la sortie d’un péplum contemporain en compétition à Cannes et signé d’un monstre sacré du cinéma américain qui atteint péniblement les 136 000 entrées malgré ses 491 copies.

Deux sorties qui illustrent bien les tiraillements d’un cinéma en mutation.

Kaizen raconte l’ascension de l’Everest du youtubeur star Inoxtag (8,6 millions d’abonnés sur Youtube, 5,9M sur Instagram, avec la puissance du groupe Webedia en coulisses). Un film de 2h26 qui affiche déjà plus de 36 millions de vues sur le réseau vidéo de Google (en plus des 330 000 téléspectateurs lors de sa diffusion sur TF1 le 8 octobre). Certes, l’accès est gratuit. Mais justement, attirer plus de 300 000 spectateurs payants en salles pour le lancement est d’autant plus un exploit. Pourquoi sortir et payer alors qu’on peut tranquillement le regarder chez soi gratuitement?

Inoxtag s’est démené pour la promotion : télévision, radio, presse, mais aussi beaucoup de relais sur le web, en plus de la viralité des publications de ses fans. Sans parler de la vidéo de l’explorateur Mike Horn, vue par un million de personnes. Une communication 360° qui a fonctionné pleinement. Un pari gagné.

Chronologie des médias obsolète?

Sauf pour la chronologie des médias, pas vraiment respectée. Pour protéger les salles de cinéma, la France s’est dotée d’un système très strict, qui a évolué il y a deux ans. Un film peut être diffusé sur Canal + et OCS six mois après sa sortie. Netflix doit attendre 15 mois en échange d’un financement de films français. Prime Video et Disney + (qui n’a pas signé l’accord) ont 17 mois. Les chaînes TV gratuites (TF1, France 2, Arte …) doivent patienter 22 mois.

Il y a quelques exceptions. Un film peut sortir avec un visa pour des séances exceptionnelles (des avant-premières de films Netflix par exemple) sans que ce type de sortie soit considéré comme une sortie nationale. C’est le cas du film d’Inoxtag puisque cette règle limite l’exploitation en salles à 48 heures avec un maximum de 500 séances.

Il y a eu plus abracadabrantesque : en 2009, La journée de la Jupe, a été diffusé sur Arte une semaine avant sa sortie nationale sur une cinquantaine de copies.

Hors-la-loi?

Le problème pour Kaizen est qu’il aurait dépassé les 500 copies. De quoi le mettre hors-la-loi et subir les sanctions prévues dans un tel cas. Mais quel intérêt de s’en plaindre? Les salles qui l’ont diffusé étaient remplies. Un public pas forcément cinéphage s’est déplacé et a payé sa place (dont une partie des recettes ira financer la production d’autres films). Et le public était globalement enthousiaste, ce qui ne peut qu’être positif pour les exploitants.

Lancer une procédure contre les producteurs/diffuseurs (MK2 diffusion) n’aurait qu’un impact : ne pas comprendre les évolutions et les tendances de la « consommation » culturelle. A l’instar des expositions « classiques » des musées qui se voient concurrencées par les expos blockbusters de fondations privées et par les expos immersives et ludiques. On peut s’en désoler, comme on peut s’interroger sur le réel impact du Pass culture sur l’achat des billets de cinéma (pour aller voir Beetlejuice, Beetlejuice plutôt qu’un film « cannois »). Mais peut-on vraiment lutter?

Des exceptions à la règle souhaitables

Plutôt que de contempler le fossé qui sépare un système inadapté (mais protecteur) à un public avide de culture (mais pas forcément celle qui est soi-disant légitime), ne devrait-on pas, au contraire, consturire des liens. L’opération Kaizen montre qu’un événement destiné aux plateformes numériques peut séduire aussi bien en salles de cinéma que sur une chaîne de télévision, devenir ainsi attirant et fédérateur. En plus d’être rémunérateur.

On aurait aimé que Roma d’Alfonso Cuaron, La main de Dieu de Paolo Sorrentino ou The Power of the Dog de Jane Campion (trois films Netflix) soient diffusés même une seule semaine dans quelques dizaines de salles de cinéma, avant de basculer sur Netflix et pas seulement au Festival Lumière et à la Cinémathèque française. Ces films le méritaient par leur splendeur cinématographique. Ils auraient fait le plein au box office. Et ça n’aurait lésé personne. Il y aurait même eu un partage collectif, de ce qui fait un film mémorable, au sens primaire du terme.

De même, de beaux et bons films diffusés en salles mais ne trouvant pas leur public y gagneraient sans doute à obtenir une prérogative pour être diffusé à domicile plus rapidement.

La chronologie des médias aussi utile soit-elle s’avère finalement de moins en moins adaptée à notre époque et à nos usages. Les discussions pour son évolution sont prévues début 2025.

Rappelons que la SACD avait refusé de signer le dernier accord sur la chronologie des médias, soulignant précisément les failles que nous soulignons :

« Personne ne peut imaginer que les termes de cet accord peuvent aujourd’hui rester en vigueur pour une durée de trois ans. Les mutations rapides du secteur en termes d’offre, de technologie et de demande conduiront inéluctablement à une évolution rapide de la place du cinéma dans l’ensemble des offres disponibles sur le marché français. La conclusion de cet accord pour une durée de 3 ans apparait donc à la fois incompréhensible et déraisonnable. Et l’ajout ultime d’une clause de revoyure en cours de période ne change rien au fond : elle est sans effet sur la durée de l’accord, soit jusqu’en février 2025.
La crainte est d’autant plus forte que cet accord contient des novations spécifiques pour les plateformes, notamment dans le cadre des co-exploitations entre les services de SVOD et les chaînes gratuites qui accroissent encore les effets négatifs de la chronologie des médias française sur la disponibilité continue des œuvres de cinéma pour le public français. En effet, même si un film n’est acheté par aucune offre de télévision payante, il restera la plupart du temps complètement indisponible pendant 15 à 17 mois après sa sortie en salles, au grand dam des cinéphiles français. Cette très longue indisponibilité n’aura malheureusement que deux échappatoires aussi dangereuses l’une que l’autre. En premier lieu certains de ces films risquent tout simplement de ne pas sortir en salles avec des effets financiers immédiats sur la fréquentation et donc les ressources du compte de soutien du CNC alimentées par la taxe sur les recettes de billetterie des salles. En second lieu cette longue durée d’indisponibilité sera une puissante incitation au piratage des films concernés.
La durée aurait au moins dû être limitée à un an de façon à permettre très rapidement d’en mesurer les effets. »

Et pour mieux enfoncer le clou, la réalité donner raison à la maison des auteurs.

Boomers out?

Car, ironie du sort, à la même période, sont sortis deux films autoproduits par deux grands noms hollywoodiens projetés à Cannes : le premier opus de la saga Horizons de Kevin Costner, au début de l’été (la suite a été présentée à Venise), véritable fiasco financier (32M$ de recettes mondiales), et Megalopolis de Francis Ford Coppola, four monumental (à peine 10M$ de recettes mondiales pour un budget onze fois plus important).

Pas de quoi combler les fauteuils des salles de cinéma. Pourtant, si on scrute du côté de chez Coppola, les moyens pour promouvoir le film n’ont pas manqué. Il a payé de sa personne. Une bonne vieille communication à l’ancienne. France Inter, C à vous. On ciblait les plus de cinquante ans (ceux pour qui Coppola est encore une valeur connue). Sans compter toutes les interviews pour la presse papier (certes relayée sur le web). Coppola était partout, répétait toujours les mêmes réponses aux mêmes questions. Et ça n’a servi à rien. Ou si peu. Même la critique, pourtant assassine sur la Croisette, a modéré ses propos pour en faire un film intrigant, intéressant ou même incompris.

Pour Coppola, qui n’a plus rien à perdre, le temps jouera en sa faveur, il en est certain. Dans Libération, il assène : « Avez-vous déjà vu Playtime ? Le film fut un échec à sa sortie. Mais Jacques Tati a-t-il réalisé un film plus merveilleux ? Le public de l’époque ne l’a pas entendu de cette oreille. De même Carmen de Bizet. Il est mort d’un infarctus à 50 ans [en réalité 36, ndlr] alors que le public s’accordait à penser que l’opéra était un désastre. L’histoire nous démontre que certaines œuvres d’art passent l’épreuve du temps. Est-ce que Megalopolis restera ? Je suis certain que des gens regarderont ce film dans le futur.« 

Auto-persuasion? Espoir utopique? Résilience à l’échec? Difficile à dire. Et impossible de prédire l’avenir de ce péplum érudit sur la chute de l’empire américain. Il est en revanche certain que ce film n’a pas eu l’impact populaire proportionnel à sa couverture médiatique. Dans Le Monde, le cinéaste double palmé invoque l’industrie hollywoodienne contre laquelle il s’est toujours rebellé tel David contre Goliath : « Hollywood est devenu une chaîne de fast-food. On y dépense des centaines de millions de dollars pour vous rendre accro à un type spécifique de frite, au goût standard. L’art est tout l’inverse : il ne vous rend pas accro, mais il est libre. Il change, et vous avec. Le cinéma que feront vos arrière-petits-enfants n’aura rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Le cinéma n’a pas de règles, il les casse.« 

Le code a changé

Là dessus, on ne peut pas lui donner tort. Et le carton d’Inoxtag en est une preuve parmi d’autres. Coppola est clairvoyant, en plus d’être cultivé. « Alors que l’on parle, deux institutions majeures sont en train de dépérir: le journalisme et le système des studios. Le cinéma tel qu’il a été, et pas simplement à Hollywood, aussi en Europe. Ces deux institutions inventées par l’homme sont en train de mourir, mais moi je crois que de nouvelles sont en train de naître. Il y a une abondance de talent dans le cinéma aujourd’hui, de gens formidables qui font des films. Il n’y a qu’à voir Anora, le film de Sean Baker, lui qui avait par le passé tourné un film entièrement à l’iPhone ! La vie humaine, c’est cet équilibre en constante évolution entre choses qui naissent et choses qui meurent. C’est ce qui est en train de se passer aujourd’hui aux Etats-Unis » explique le réalisateur dans Libération.

Et en effet, tel le journalisme, le cinéma est à la croisée des chemins entre l’ancien et le nouveau monde. Coppola, et tous ses entretiens à la presse le démontre, fait partie de l’ancien.

Le nouveau émerge déjà. Et pas seulement avec Netflix, Youtube, Tik Tok et autres nouveaux canaux de diffusion.

Le studio Lionsgate (John Wick, Hunger Games), qui distribue Megalopolis aux USA, a décidé en septembre d’utiliser la technologie de l’IA générative comme un outil créatif assisté pour les cinéastes. Il vient de signer un partenariat avec la société de recherche Runway (avec Google et IA Nvidia derrière) pour générer des vidéos cinématographiques enrichissant le processus de création.  Le studio prévoit ainsi une forte réduction des coûts de production, tout en annonçant simultanément un vaste plan de départs volontaires.

Les avancées en IA générative devraient en effet conduire à de vastes restructurations dans différents métiers (on parle souvent des scénarii écrits par des algorithmes, mais quid des storyboarders, décorateurs, des monteurs, des spécialistes en effets visuels, …). Nul ne doute que d’autres suivront.

S’en vient donc une bataille sanglante entre films à budgets raisonnables, profitant de nouvelles technologies abordables et accessibles, aux langages cinématographiques plus variés (de l’autofiction à l’hybridation des genres) et au point de vue plus affirmé face à des mastodontes préformatés, coûteux, consensuels et déjà vus. La recette miracle étant un alliage des deux. Au milieu de tout cela, toujours cette riche et foisonnante masse de films « du milieu », qui sort chaque semaine, avec, parfois, de gros dégâts (injustes parfois), tant la concurrence est vive et dense.

Business model vs culture artistique

Il suffit de prendre en compte une donnée basique. En 2019, avant le Covid, seulement 75 films récoltaient plus de 100M$ de recettes mondiales. Depuis la crise sanitaire, le chiffre s’est réduit, entre 40 et 50. Il n’y en a eu que 30 cette années à date.

Il y a urgence à ce que les producteurs et les exploitants réfléchissent aux nouveaux modèles à inventer. Ne serait-ce que pour attirer de nouveaux publics dans les salles et les inciter à la curiosité.

Il y a soixante ans la télévision a menacé l’attrait de la salle cinéma. Il y a quarante ans, les chaînes cablées ou cryptées et la vidéo ont bousculé les habitudes du cinéphile et la répartition des recettes. Depuis bientôt quinze ans, les plateformes de streaming ont révolutionné notre consommation de productions audiovisuelles : les séries ont pris une importante part de notre cerveau disponible. Tout comme les créations des youtubeurs, les vidéos sur les réseaux sociaux et les jeux interactifs et immersifs. Et dans le même temps, la critique cinéphile résiste de façon précaire et les médias se concentrent de plus en plus sur deux ou trois sorties par semaine. Le modèle économique et promotionnel est à revoir de fond en comble. La presse écrite n’a plus l’impact d’avant et n’est même plus réellement prescriptrice. On l’a vu ces derniers mois : un buzz viral sur Tik Tok peut conduire des films comme Le consentement à cumuler 616 000 entrées en France, avec des scores maximaux en 3e, 4e et 5e semaine.

@quotidienofficiel

La nouvelle tendance TikTok sur« Le consentement » a fait bondir la fréquentation en salles du film. Après les livres, la musique, le réseau social chinois va-t-il donner un coup de pouce au cinéma Français ? #tiktok #leconsentementfilm #leconsentement #film #filmtok #cinema #tiktokcinema #france #tiktokfrance #movie #tiktokmovies #booktok

♬ son original – Quotidien

Le temps de la politique de la demande

Car ne nous leurrons pas. Il y a danger : la biodiversité cinématographique est menacée de péril. Les films à gros budgets et aux castings « vendeurs » agissent comme des rouleaux compresseurs événementiels, empêchant la culture « bio » de films de niche ou de patrimoine. C’est toute une culture cinéphile qui disparait sous nos yeux.

La France fait presque figure d’exceptions avec de jolis succès pour des films comme All we imagine as light (déjà 100 000 spectateurs), Les graines du figuier sauvage (450 000 entrées) ou Quand vient l’automne (pas loins des 500 000 tickets). Preuve qu’il y a une demande pour d’autres histoires, d’autres points de vue et qu’il suffit d’un engouement critique et d’un bon bouche à oreilles pour stimuler le box office de films art et essai.

Les nouveaux outils techniques, les nouveaux modes de diffusion, de nouvelles manière pour promouvoir les films devraient pouvoir inverser un peu cette tendance. Ce n’est pas tant d’un musée du cinéma dont le 7e art a besoin, comme le réclament certains artistes et la ministre de la Culture. Il faut davantage investir sur une éducation à l’image et au cinéma (quand une région comme les Hauts de France coupe dans ces budgets), une revalorisation (financière et statutaire) de la critique, une formation aux nouvelles technologies (pour les futurs techniciens), une répartition plus juste des dépenses publicitaires de la part des distributeurs (comme l’a fait le secteur du livre ou celui de la musique) et une révision de la chronologie des médias afin que ni les exploitants ni les plateformesne soient lésés et puissent satisfaire les « consommateurs », qui ont, depuis longtemps, dans leurs usages, accepté la délinéairisation des contenus.

L’offre est là, qu’elle soit un film Youtube, un film cannois ou un blockbuster hollywoodien. Mais les moyens changent et la demande aussi.