La traversée de l’Atlantique de Pedro Almodovar n’a pas bouleversé son cinéma. Ce qui n’empêche pas La chambre d’à côté d’être une œuvre boulevresante, sans être tire-larmes ou outrageusement mélodramatique.
Film gigogne, ce drame tire plusieurs tiroirs, qui ne manquent pas de fonds. La mort, l’amitié (presque sororale), le mensonge (aux autres et à soi-même), les liens du sang et la famille qu’on se choisit. Autant de thèmes qui habitent une grande partie des films du cinéaste espagnol.
Tout en retenue, le film navigue entre les mi-saisons : les couleurs de l’automne, avec ces rouges cramoisis, ces bruns variés, ces verts sapins, et celles du printemps, plus pastels, plus lumineuses, sans être chatoyantes. La mise en scène ne s’embarasse d’aucun artifice, plaquant sa caméra dans des angles parfaits et a priori banals, cadrant comme il faut les corps, les visages, les décors, les paysages.
Partage avec elle
Car Almodovar signe ici un film en demi-teintes (mais pas en demi-teinte). Il sait manier l’ellipse, les non-dits, les gestes qui expriment plus que les mots, les verbes qu’il faut pour traduire les maux. Dans sa filmographie, La chambre d’à côté se rapproche de ses films sombres, mélancoliques ou légèrement morbides. Ce n’est pas la fête des morts, mais bien le deuil d’une vie. Le prolongement de Douleur et gloire, en livrant le pendant féminin d’une même histoire décliniste. Dans la lignée de La fleur de mon secret et de Parle avec elle, pas très loin de Julieta, cette Chambre ouvre une porte sur une partie du cinéma almodovarien plus bergmanien, où les tourments intérieurs balaient le tourbillon des vies.
À 75 ans, Pedro Almodvar n’a plus forcément le goût des excès, des hystéries, des colères et des délires d’antan. On note, film après film, un goût pour la sérénité, le pardon, la détermination à être en paix. Cela conduit à une volonté de dialogue, une appétence pour la rémission, un désir d’introspection. Et cela induit, logiquement, un tri sélectif entre l’essentiel et le superficiel. Aussi, ce drame qu’on résumerait trop facilement à un pamphlet sensible sur la fin de vie et le droit à mourir dans la dignité, est, avant tout, un film sur la hantise. Et il nous hante longtemps. Les fantômes resurgissent au fil des conversations : guerre du Vietnam et d’Irak, un flash-back tragique dans le Montana, une fille absente et distante, un ex dans les parages, les suicidées Dora Carrington et Virginia Woolf, et bien évidemment la grande faucheuse qui s’approche. Et d’ailleurs Tilda Swinton apparaît, spectrale, en arrière plan, derrière la baie vitrée, comme prête à traverser le Styx.
Par ailleurs, Almodovar signe quelques plans inhabituels dans son cinéma – une ferme en flammes, un Proche-orient en tension, un commissariat de police avec un flic fanatique – au milieu de séquences plus familières, que ce soit pour les décors (hôpital, grande maison à l’architecture contemporaine, appartement avec vue sur la ville) ou pour les situations (la rencontre avec le prof de gym sexy, le vieux film de Buster Keaton qui fait rire sur le canapé, ou celui de John Huston – le bien nommé The Dead – dont on connaît les répliques par cœur). Et que dire de cet humanitaire religieux qui relativise le péché de chair puisqu’il couche avec un autre homme. Le sexe sert de rempart à la peur de la mort, mais aussi aux atrocités de la vie. Tellement Almo’.
Femmes parallèles
C’est presqu’un vieux monde que nous montre le réalisateur. Ici, aucune rancœur. Plutôt la lucidité face à un monde qui change : l’amour des livres et des librairies est toujours là, mais le métier de reporter de guerre paraît désuet, et le dérèglement climatique inquiète. Une histoire de boomers? Plutôt le regard attristé sur un beau crépuscule. Sur les temps qui nous changent plus qu’ils ne changent. Une ode au Carpe diem.
Parce que ce ne pas si facile d’affronter la fin. « Je refuse que quelque chose meurt » signe l’écrivaine en dédicace à une jeune lectrice. C’est bien ce déni de la mort qui déclenche les dilemmes du récit : acharnement thérapeutique ou apaisement physiologique, souffrance physique ou soulagement psychologique. Voir la vérité en face n’est pas si simple. Comprendre qu’on assiste à des dernières fois non plus. Cela nécessite un certain courage face à cette société en mutation ou à ce corps empli de métastases.
Le cinéaste capte toutes les nuances d’un mental qui forge ses résolutions quand deux esprits évoluent dans la même direction. Deux amies qui se retrouvent, après une longue absence, et qui vont partager un ultime secret. Tilda Swinton impose son charisme dès ses premiers plans. Le film va longtemps tourner autour d’elle. Tant que la porte de la chambre est ouverte. Tout est fait pour la mettre au centre. Sa maladie, ses souvenirs, sa décision. Elle tente d’apaiser ses démons, d’apprivoiser la fin, de partir libre. Avec malice, Almodovar la fera revenir, dédoublée, pour une pirouette comme il sait si bien les mettre en scène.
Mais Julianne Moore n’est pas cantonnée à un rôle de soutien. Si elle est l’accompagnante, elle n’en demeure pas moins l’autre face du sujet. Celle qui écoute, celle qui permet à l’emathie de se déployer tout au long de l’histoire. En sus, elle prend un risque personnel en étant complice de l’acte fatal de son amie. Elle est aux prises d’un choix tout aussi douloureux et impactant. Si bien que la blonde s’éclipse au profit de la rousse, après qu’elles aient fusionné dans un même plan, grisé par une faible lumière, où leurs deux visages se superposent, couchés sur un oreiller. L’alchimie visuelle est parfaite et le choix même des comédiennes trouve sa légitimité en quelques secondes…
Ce sont les plus belles images du film : quand elles sont allongées, seules ou cote à cote, sur un lit, silhouette profilée face à la nature, ou sur des transats, illuminées par le soleil. Ainsi le silence les rend davantage complices. Il faut dire que la reporter a toujours cherché la vérité des faits quand l’écrivaine préfère romancer les vies réelles. Là encore deux mondes, pas forcément antagonistes. C’est ce qui explique tous ces face-à-faces, ces tête-à-têtes, ces petits pas vers la nuance, vers l’acceptation aussi. Il ne s’agit pas de faire renoncer mais bien de se réconcilier, plutôt vivants que morts.
La voie humaine
Ce drame mélancolique prend sa force dans une Amérique quasi fantasmée, avec deux héroïnes plus rossellinienne qu’allenienne. Une sonate atypique qui vibre suavement dans une société absurde et inhumaine. Almodovar pousse ainsi ses personnages à redécouvrir les bienfaits du tactile, l’importance de la chaleur humaine. Il les exile dans un huis-clos monacal. Cette féminité exacerbée par l’alliance des deux amies ne l’empêchent pas non plus de cerner les variances de la masculinité, vulnérable ou assumée. Le personnage de Tilda Swinton affirme être entre deux genres et avoir « toujours vécu comme un homme ». D’ailleurs elle se comporte comme tel. « Gimme a kiss ». Tout n’est qu’ambivalence, comme toujours dans le cinéma de Pedro Almodovar. Rien n’est net. Le sfumato l’emporte à chaque fois.
Le cinéaste évite tous les écueils et ne nous plombe pas avec un film thèse, un mélo excessif ou un suspense factice aux allures hitchcockiennes (même si la musique lui en donne l’air). Il n’abuse d’aucun artifice. Il distille les références (Faulkner, Hopper, etc…) pour mieux contourner les obstacles du genre et pour mieux fixer sa focale sur ses deux héroïnes. Le film est épuré à l’os. Il vient chercher l’émotion sans vouloir nous l’imposer. Aussi sobre que simple, dans ce pays des merveilles, une femme disparaît. Un long sommeil où la peau blanche et froide capte le rayons d’un soleil hésitant mais éclatant. Parce qu’elle le voulait. Sans avoir requis les avis contraires ou attendu les jugements qui l’indiffèrent. Elle a mis un point final grâce à l’aide d’une amie romancière, qui aurait sans doute préférer quelques points de suspension. Laquelle est maîtresse des illusions?
La chambre d’à côté s’inscrit dans cette liste de films existentiels almodovariens, où l’amitié, la nostalgie, le temps qui passe, la maladie et la mort s’entrelacent dans un récit empreint de regrets non-dits et de joies fugaces, de relations profondes et d’existences passionnées. Les personnages sont hantés par leur passé, mais il leur insuffle toujours de la lueur. Le fossé qui les sépare est ainsi comblé par cette nécessaire réconciliation, avec elles-mêmes et entre elles-mêmes. La consolation devient alors le seul remède placebo à ce monde qui nous échappe.
The Room next door (La chambre d'à côté)
Lion d'or - Festival de Venise 2024
Durée : 1h50
Sortie en salles : 8 janvier 2025
Réalisation et scénario : Pedro Almodóvar, d'après le roman "Quel est donc ton tourment ? (What Are You Going Through)" de Sigrid Nunez
Photographie : Eduard Grau
Musique : Alberto Iglesias
Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro, Alessandro Nivola, Juan Diego Botto, Alvise Rigo
Distribution : Pathé Films
Pedro Almodovar illustre parfaitement l’intention de Virginia Woolf : « Je voulais parler de la mort, mais la vie a fait irruption, comme d’habitude. »