Queer Palm 2025 | « La perception qu’on a d’un film est toujours liée à l’état d’une société » : entretien avec Christophe Honoré et Marcelo Caetano

Queer Palm 2025 | « La perception qu’on a d’un film est toujours liée à l’état d’une société » : entretien avec Christophe Honoré et Marcelo Caetano

Trente-six heures avant l’annonce des lauréats pour la Queer Palm, nous nous sommes entretenus avec Christophe Honoré et Marcelo Caetano à bâtons rompus. Le premier, Président du jury cette année, connaît bien la sélection puisque ses films Plaire, aimer et courir vite et Marcello mio y étaient en lice. Pareil pour le cinéaste Marcelo Caetano, auteur de Baby, en lice l’année dernière.

Pourquoi avoir accepté d’être Président et d’intégrer le jury de la Queer Palm ?

Christophe Honoré : Il y a une raison purement personnelle et assez égoïste qui était un désir de revenir à Cannes sans avoir un film à porter et de profiter de ce festival où il y a normalement l’excellence du cinéma mondial ! Et d’être un spectateur tout à fait naïf et joyeux et ça, c’est plutôt réussi. Et l’autre raison, c’est que je suis convaincu de l’importance de ce prix. Je pense qu’il a une pertinence encore plus forte aujourd’hui, alors qu’on voit bien qu’on n’est pas dans une période de très grand progressisme. Venir défendre ce prix à Cannes, en tout cas le mettre en lumière, c’est aussi une manière d’affirmer une vigilance envers ce qui ce qui peut se passer et puis de pouvoir proposer une espèce de refuge, de lieu-allié à des cinéastes qui vont sur ces terrains-là. Que ce soit thématique, queer ou aussi sur des formes un peu plus de contre-culture. Donc une raison personnelle et égoïste, et une autre plus politique

Marcelo Caetano : Je pense comme Christophe que la Queer Palm donne la possibilité de voir un panorama de films qui sont queer et de comprendre la différence cinématographique de ce qui est produit en Europe, en Asie, en Amérique latine. J’ai passé un an à ne voir que des films queer pour des festivals donc je suis à jour sur ce qui se fait dans le monde et en même temps, c’est ma première expérience de jury pour des longs métrages. J’ai déjà participé à des jurys de court-métrage et c’est complètement différent.

En quoi ?

MC : Avec les courts-métrages, les choses sont parfois si diffuses. C’est difficile de trouver des consensus. Avec les longs métrages, il y a parfois une sensation plus profonde qui reste et c’est ça qui m’intéresse.

Qu’est-ce que vous retenez des films que vous avez vus cette année – sans me dire qui va gagner la Queer Palm ?

CH : C’est difficile de répondre de manière synthétique parce qu’on voit des films très différents. En plus, la Queer Palm est une sélection qui se balade aussi bien dans la compétition qu’à Un Certain Regard ou à la Quinzaine et à l’ACID. Le seul prix qui est aussi transversal, c’est la Caméra d’or. Mais je dirais qu’on voit le goût des sélectionneurs des différentes sections et on voit bien que ce n’est pas le même genre de films mis en avant. (Pause.) Ça va sembler négatif mais ce n’est pas le cas… Je suis très surpris par la modestie de la mise en scène, dans notre sélection à nous, autour des thématiques queer. Je suis surpris par ces films très, très sages d’un point de vue mise en scène et forme. Et ça, ça m’étonne toujours quand des gens qui viennent de la marge en viennent à faire des films aussi « au centre ». Et en même temps, je peux comprendre parce qu’il y a aussi l’envie de « toucher large ». Mais c’est presque comme s’ils s’excusaient d’être eux-mêmes. On a vu quoi ? (Il se tourne vers Marcelo Caetano.) 15 ? 16 films ?

MC : 15 films oui !

CH : Et la majorité des films qu’on a vus prend très peu de risques.

Et vous ?

MC : Je peux pas dire que je ne suis pas d’accord et en même temps, j’étais agréablement surpris parce qu’il n’y a pas trop de films sur le coming-out. C’est quelque chose que j’ai trop vu dans ma vie, des films sur le coming-out ou sur le processus d’acceptation et ça, ça c’était bien ! (Rires.)

Pourquoi c’est bien ?

MC : Parce que narrativement le coming-out, c’est une personne qui vient et qui sort du placard. Qu’est-ce qui peut encore se passer narrativement après ? Rien, c’est fini ! Et tout aussi surprenant, il y a beaucoup de films qui parlent directement ou par métaphore de la question du Sida. C’est quelque chose qui m’a marqué dans la sélection. (Il marque une pause.)

Autre chose ?

MC : Les films sont beaucoup moins queer et plus mainstream, plus LGBT. On sent qu’on est dans un marché qui est déjà très établi. Mais sur la représentation de la sensualité, ça m’a manqué un peu. J’ai trouvé les films un peu…

CH : Pudibonds !

MC : Pudibonds ? Comme pudique ?

CH : Ouais !

MC : Alors oui c’est ça ! Ça m’a manqué de finir la séance avec l’envie de sortir, de voir des gens, d’embrasser. C’est quelque chose qui me touche au cinéma mais là je suis allé dormir. (Les deux rient.)

A Cannes, il faut aussi profiter des moments où l’on peut dormir.

MC : Je devrais pas dire ça mais oui, toujours. (Rires.) Et puis, là on commence aussi à discuter de ces films américains qui deviennent de plus en plus sages, corrects et pas du tout corporels. J’ai même entendu des gens sortir de la salle dans le peu de scènes de sexe qu’il y avait dans quelques films et ça, ça m’étonne quand même un peu.

Que pouvez-vous nous dire sur la représentation des personnes queer et LGBT dans le cinéma actuel ?

CH : Han ! Ça dépend tellement du regard de la cinéaste ou du cinéaste… C’est une question qui entraînerait d’autres questions comme est ce qu’il y a un profil sociologique du personnage LGBT dans les films ? Je me sens pas apte à analyser ça.

MC : Je pense qu’il y a beaucoup de personnages dans les films qui aujourd’hui ne sont pas complètement LGBT ou qui sont vraiment LGBT et c’est quelque chose de plus accepté, spécialement en Occident. Ce que je note, c’est la croissance des films queer en Asie et qui présentent des formes d’homosexualité et de sexualités, très diverses. Et selon moi c’est intéressant parce que cela montre que la représentation LGBT n’est vraiment pas la même en fonction des pays.

Pensez-vous que le cinéma queer est encore engagé et militant ?

MC : Je ne suis pas sûr qu’il y ait encore un cinéma vraiment militant, dans le sens de faire un film-manifeste. De plus en plus, ce cinéma essaye des connexions avec un public plus large sans que ce soit positif ou négatif.

Avant 2010 et la création de la Queer Palm, quels films présentés à Cannes auraient selon vous mérité la Queer Palm ?

CH : Je pense à L’homme blessé de Patrice Chéreau (Sélection officielle en 1983, NDLR). Je ne veux pas avoir un tropisme français mais je pense qu’il aurait pu avoir la Queer Palm. Et je le cite parce que la vision justement de l’homosexualité, la manière dont il exprime l’homosexualité, la manière dont il mène le récit, on voit bien qu’aujourd’hui, ce genre de film n’existerait pas. Ou en tout cas il serait taxé d’être embarrassant pour beaucoup de jeunes homosexuels. Et ça me fait repenser à votre question précédente sur la représentation : la perception qu’on a d’un film est toujours forcément liée à l’état d’une société.

Une autre idée ?

CH : Les Parapluies de Cherbourg a obtenu la Palme d’or dans les années 1960 et ça aurait été une parfaite Queer Palm aussi. Mais je ne pense pas que Jacques Demy serait venu la chercher parce qu’il était dans le placard et qu’il n’aurait pas du tout assumé ça. Et c’est là qu’on voit aussi l’importance de ce prix. Non pas parce que ça oblige les cinéastes à sortir du placard mais parce que ça leur permet de pointer du doigt qu’il n’y a jamais d’évidence alors que l’histoire du cinéma est jalonnée de grands films queer faits par d’immenses cinéastes LGBTQ. Et que cette communauté là – si on doit parler communauté – est très liée au cinéma et qu’elle a été très longtemps invisibilisée. Donc la Queer Palm ne suffit pas mais en tout cas elle participe à une manière de célébrer ce mariage-là entre le queer et le cinéma.

MC : Je réfléchis à des films que j’ai aimés avant la Queer Palm… Du côté du cinéma asiatique, je pense à Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul (Prix du jury en 2004, NDLR) et à Happy Together de Wong Kar-wai (Prix de la mise en scène en 1997, NDLR). Je suis aussi d’accord avec L’homme blessé parce que je l’ai beaucoup vu pour Baby, à cause de toutes ces scènes de cruising, de nuit que j’aime bien. Je pense aussi à Madame Sata de Karim Aïnouz, c’était son premier film et il était à Un Certain Regard (en 2002, NDLR).

CH : Il y a aussi le film de Chantal Akermann, Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce – 1080 Bruxelles qui était à la Quinzaine en 1975 qui aurait été une super Queer Palm !

Comment se passe le processus d’écriture des personnes queer dans vos films ?

CH : Ce n’est pas différent des autres personnages. Après ça dépend du film forcément : si le personnage est plus dans un univers très romanesque ou s’il a à voir avec quelque chose de l’ordre de l’autofiction forcément. Par conséquent, il y a une discipline de sincérité par rapport à nous, à la mémoire qu’on a… mais je suis pas si sûr qu’il y ait des personnages queer dans mon cinéma…

Ah si !

CH : Oui. Il y a des personnages pédés mais ne je les envisage pas à l’écriture d’une manière particulière. Après, ça m’est arrivé très souvent à l’écriture de dégenrer des personnages. De commencer à écrire un personnage masculin et en cours de route de réaliser que ça va être beaucoup plus intéressant si ce personnage est une femme.

Qu’est-ce que ça implique ?

CH : Qu’il y a forcément une vigilance à essayer d’éviter quand même une espèce de costume et d’essayer de leur donner une vérité qui échappe aux formes convenues. Et ça c’est compliqué et c’est ce qui m’agace un peu dans le cinéma queer d’aujourd’hui, ce sont les personnages convenus parce qu’il faut qu’il soit forcément présentables ou aimables ou qu’ils représentent ou soient militants d’une idée.

En quoi est-ce grave ?

CH : Pour moi c’est tout ce qui fait la faiblesse d’un film en fait, quand des personnages sont des porte-drapeaux d’une idée. Donc c’est vrai qu’en tant que cinéaste pédé, j’essaie d’être attentif à ce que mes personnages soient des croisements de vérité ou du réel.

MC : Pour moi, je pense que c’est important de croiser les identités, et pas forcément les identités de genre mais aussi les différences de travail, de familles par exemple afin de ne pas penser ces personnages comme des êtres uniquement sexuels ou romantiques. C’est pour ça que ça ne m’intéresse pas beaucoup les récits de coming-out, la fixation sur l’amour romantique. Moi j’aime penser mes personnages dans un sens de communauté. Je n’aime pas trop dans le cinéma queer en général les personnages hyper solitaires, sur les applications, les enchaînements de plans cul. Je pense qu’on a besoin de voir des images de communautés, de voir des gens, beaucoup de gens à l’écran. Quand j’écris, je pense toujours à comment je vais mettre les personnages en groupes et avoir cette sensation de vitalité. Parce qu’à la fin, c’est plus politique pour moi d’imaginer des images de groupe qu d’imaginer des questions personnelles.

Dernière question…

CH : Tu veux qu’on te donne le nom de la Queer Palm ? (Rires)

Quel est votre plus beau souvenir du Festival de Cannes ?

MC : Moi quand j’avais 18 ans, je suis venu en France étudier le français à Nice. Et un jour, mes collègues de cours de français m’ont dit : « On doit aller à Cannes, y a un festival là-bas, il faut y aller ! » J’étudiais le droit à la fac et je suis venu. J’ai pris le train jusqu’ici et quand je suis arrivé, c’était la folie ! J’ai pas compris ce qu’était ce monde-là. Y’avait des policiers partout. Tout était bloqué, les gens étaient habillés pour un gala et l’image que je me faisais du cinéma, c’était pas du tout celle-là. (Rires.) C’était mon premier contact avec Cannes : un tourbillon de Français et de Brésiliens complètement perdus ici. Mais je me souviens qu’en marchant là, j’ai vu un réalisateur brésilien qui a fait un film très important pour moi, Central do Brasil (Ours d’or à la Berlinale 1998, NDLR) de Walter Salles. Il s’est arrêté et je lui ai parlé pendant au moins dix minutes et je me suis dit : « Wahou ! Ici les réalisateurs sont accessibles, sont humains, sont des gens…« 

Comme vous et moi ?

MC : Enfin pas comme moi parce que lui est milliardaire ! (Rires.)

CH : C’est un milliardaire accessible ! (Rires.)

MC : Hyper accessible !

CH : Et on rêve tous de croiser des milliardaires accessibles ! (Rires.)

MC : Il n’a pas voulu m’inviter sur son yacht mais c’est pas grave. C’était quand même ma première expérience de Cannes cette après-midi là !

CH : Moi je dirais que mes moments préférés c’est quand, à minuit, vous êtes à Paris et que c’est « le jour de la fumée ».

Le jour de la fumée ?

CH : Quand on apprend la sélection des films français en compétition. Quand soudain, Thierry Frémaux t’appelle pour te dire : « Ton film est en compét’ !« . J’ai eu la chance que ça m’arrive quelques fois et c’est vrai que les petites minutes qui suivent sont de vraies shoots de bonheur. Alors vous appelez tous vos acteurs pour dire : « Ça y est, on y est ! » Ces moments là, si je suis complètement honnête, c’est ce que je préfère à Cannes. Après, on voudrait presque ne pas avoir à présenter le film. (Rires.) En fait, voilà ce qu’il devrait faire Thierry, c’est nous appeler pour nous dire : « Ton film sera présenté à Cannes ! » Mais c’est pas vrai et c’est pas grave.

MC : Mais c’est un soulagement ? C’est quoi la sensation ?

CH : Je sais pas si c’est un soulagement… (Il réfléchit.) C’est une impression que soudain ta vie est pas complètement inutile. Parce qu’on consacre quand même notre vie à ça, à faire du cinéma ! Et puis, y a de la vanité forcément là-dedans parce que moi je suis pas du tout drogue, tout ça, mais je pense que c’est un vrai shoot de plaisir en fait. Après on sait que ça va être plus compliqué… La dernière fois, j’étais avec des amis et je ne pensais pas du tout que Marcello mio serait en compét’ à Cannes et c’était le jour de mon anniversaire. Il y avait vraiment mes meilleurs amis, ma fille et j’avais complètement oublié et on m’appelle pour me dire que le film sera en compétition et c’était peut-être ça le meilleur moment !