« Je suis un poème en trompe l’oeil »
Tout, dans la féerie de Niki de Saint Phalle, peut devenir poésie. Sublimé par le médium cinématographique, l’art de la plasticienne devient total. Elle invente à l’écran un langage allégorique qui lui permet d’explorer un degré plus évanescent de son oeuvre. Ses sculptures deviennent des personnages à part entière et prennent un sens nouveau devant la caméra. Dans une ambition cosmogonique, elle nous fait entrer dans un univers onirique et mystérieux où déambule Camélia, jeune fille au regard insouciant. L’artiste plasticienne joue alors avec l’outil cinématographique qui restitue, peut-être, mieux que tout autre médium, l’atmosphère du rêve. Expérimental, le film explore la forme plastique du cinéma et développe les thèmes récurrents qui traversent l’art de Niki de Saint Phalle tels que l’enfance, l’imaginaire, la condition féminine mais aussi la violence et l’absurdité de la guerre.
Niki de Saint Phalle (1930-2002) commence sa carrière artistique en autodidacte dans les années 1950 et atteint la notoriété avec ses Tirs, installations performatives où elle tire à la carabine sur des toiles blanches cachant sous une couche de plâtre des sachets de peinture : sous les tirs de Niki, les toiles « saignent ». Elle est rattachée au groupe des « Nouveaux Réalistes » dans les années 1960 et son film Un Rêve plus long que la nuit leur rend hommage en faisant jouer les artistes ou en plaçant leur oeuvres dans son univers onirique, à l’instar de Jean Tinguely et de son Cyclop.
Dans son oeuvre infusée des traumatismes de sa vie, l’artiste parvient à transcender la violence par la poésie et l’humour en nous laissant avec un sentiment de légèreté et d’ivresse ; notre oeil demeurant imprégné des images colorées du rêve.

Un voyage onirique
Le début du film est une prémonition du destin de Camélia alors qu’une main lui tire les cartes et qu’une voix monotone les explique en hors champ. Le film est dès lors structuré par les rencontres annoncées par le tarot. Le jeu non-naturel des comédiens, les prises uniques, le silence ambiant, nous plongent dans une atmosphère décalée, collée au réel mais sans pour autant en être. La petite Camélia se retrouve bientôt happée dans un univers magique où elle rencontre un dragon dont le costume sculptural fait de divers objets rappelle les oeuvres de la plasticienne. De la même manière, le trône sur lequel on invite la petite à s’asseoir est une sculpture à part entière.
Peuplé d’oeuvres de l’artiste, le monde onirique de Camélia est comme un musée où les sculptures deviennent un décor que l’on peut toucher, un terrain de jeu à l’image du Jardin des Tarots en Toscane, installation monumentale dédiée aux enfants. Aussi, Niki de Saint Phalle s’adresse à l’enfant qui est en nous et nous rappelle comment nous émerveiller. On est d’ailleurs souvent stupéfiés devant l’inventivité de l’artiste qui crée un univers fourmillant de détails : une chaîne d’assemblage d’où sortent des théières qui sont instantanément détruites, le décor peuplé d’œuvres ou devenant oeuvre lui-même (le monde des adultes représenté par Le Cyclop, sculpture monumentale de Jean Tinguely) ou encore les costumes éclatants des personnages.

Grâce à la magie d’une mystérieuse sorcière, la fillette se transforme en jeune femme. Devant un jeu de miroirs, on la voit se regarder pour la première fois, apprivoiser son nouveau corps. Le motif récurrent du miroir ou du reflet évoque le royaume des apparences et le jeu des regards : entre ceux qui sont observés et ceux qui observent, comme nous, spectateurs. Aussi, le film nous fait part du regard acerbe de l’artiste sur la société, comme dans ses sculptures aux couleurs vives qui parlent de l’absurdité du monde des adultes en incorporant des jouets ou des objets enfantins. Ridicules, les personnages se font les archétypes des maux de la société : la guerre, le fascisme, la luxure, la domination patriarcale…
Le récit découpé en différents « tableaux » pousse à l’extrême la théâtralité et le grotesque. Le jeu outré des comédiens renforcé par leurs costumes saugrenus désamorce avec humour les situations souvent insupportables. Lorsque Camélia est amenée dans un bordel, dont la mère maquerelle est jouée par Niki elle-même, on pourrait être horrifiés par l’arrivée de soldats aux phallus de métal, tous plus menaçants les uns que les autres. Mais tout comme l’artiste armée de son fouet et au regard facétieux, nous observons les gesticulations enfantines des hommes avec amusement. La caméra filme en plongée les soldats jouissant, jusqu’à l’explosion de leur membre en confettis. Subversif et provocant, le film renverse la hiérarchie admise dans la société et tourne en dérision les comportements lamentables des hommes.

Des images avant tout
Par un travail méticuleux des décors, de la lumière et du montage, Niki de Saint Phalle prend totalement parti de la forme cinématographique et l’histoire semble parfois simple prétexte pour produire des images. La pellicule capture les couleurs vives des sculptures et de la nature. Dans sa robe blanche de satin et avec ses cheveux roux, Camélia pourrait sortir d’un tableau préraphaélite. La plasticienne nous offre alors une réflexion esthétique, se nourrissant de références artistiques et en prêtant une attention particulière à la matière. La caméra prend en effet le temps de montrer le rouage des machines au milieu des volutes de fumée, la texture tantôt brillante, tantôt rugueuse des sculptures, la douceur des tissus contrastant avec la froideur du métal. Dans des moments suspendus, la lumière nous fait entrer dans une poésie exquise. Le dernier plan du film, éminemment symbolique, nous fait éprouver les derniers rayons dorés du soleil, fermant lentement le film et faisant planer en nous une sensation d’apaisement et de tendresse.
À la recherche d’un trésor promis par la sorcière, Camélia pousse une porte et découvre un vieil homme observant le monde dans sa lunette. La séquence qui suit, en animation, contraste par sa nature même avec le reste du film et pourrait bien en être la clé de lecture. La voix du vieil homme, tel un narrateur, fait l’inventaire de la nature, des animaux et des choses. L’écran est réduit à un format d’iris, comme si nous regardions la Création sous un microscope. Avec une spontanéité enfantine, Niki fait vivre ses dessins qui apparaissent progressivement sur le fond blanc. Le format plat de l’animation au banc-titre rappelle les illustrations des albums pour enfants et, détonnant du reste du film, nous place dans une nouvelle vision émerveillée du monde.

Le personnage de Camélia, fillette qui veut devenir grande, est un intermédiaire qui permet à l’artiste de porter un regard neutre et surtout insouciant sur les choses. Sans nous identifier à ce personnage passif, nous sommes tour à tour voyeur ou témoin des maux de la société. Mais face aux horreurs et à l’absurdité de l’existence, l’artiste produit une oeuvre aux images colorées, pleines d’humour et de poésie. Cette méditation poétique mais avant tout esthétique poursuit, voire transcende, le processus artistique de Niki de Saint Phalle.
Alice Dollon
Fiche technique
Un jour plus long que la nuit de Niki de Saint Phalle (1976)
Version restaurée (16mm)
82'
Sortie française : 18 Juin 2025
Distribution : MK2