Annecy 2022 : le cinéma d’animation contre-attaque

Annecy 2022 : le cinéma d’animation contre-attaque

Après une édition resserrée en 2021, le Festival international du Film d’animation d’Annecy a non seulement vécu cette année un vrai retour à la normale en terme de programmation, mais également un record d’affluence et un véritable plébiscite de la part des festivaliers comme des professionnels.

Le premier constat de cette édition, c’est que le long métrage d’animation se porte admirablement. On s’interrogeait, au moment de Cannes, sur la faible présence des films d’animation sur la Croisette. Après avoir découvert les deux compétitions d’Annecy, ainsi qu’une partie des séances spéciales, il est évident que la qualité des oeuvres prêtes à faire leur première cette année ne peut être remise en cause, pas plus que leur richesse et leur variété.

Les films présents au Palmarès en témoignent : le formidable Interdit aux chiens et aux Italiens d’Alain Ughetto, récit familial intime et doux-amer sur l’histoire des grands-parents du réalisateur, raconté à la première personne avec humour et tendresse, et se jouant sans cesse des rapports d’échelle entre les marionnettes et le narrateur-réalisateur, a notamment remporté un Prix du Jury au goût de Cristal, tant il mêle la simplicité d’une narration sensible et la force d’un sujet puissant qui n’esquive jamais les difficultés.

A ses côtés, deux autres films récompensés marquent clairement l’année de leur empreinte : l’étonnant Saules aveugles, Femme endormie de Pierre Foldès, adaptation de nouvelles de Murakami fidèle à l’esprit et au ton si singulier de l’auteur (mention spéciale) et l’audacieux My Love affair with marriage de la Lettone Signe Baumane, qui analyse les injonctions absurdes et sclérosantes dont sont victimes les jeunes filles dans leur vie sentimentale (mention spéciale). Même le vainqueur du Cristal, Le Petit Nicolas de Benjamin Massoubre et Amandine Fredon, dont le choix peut sembler déconcertant dans son incontestable manque d’audace et de curiosité, est une plutôt jolie variation sur l’oeuvre et la vie de Sempé et Goscinny.

Le deuxième constat est que le monde dans toute sa complexité et le cinéma dans toute sa diversité étaient représentés à Annecy – ce qui ne sera une surprise que pour celles et ceux qui voient peu de films d’animation. En compétition, outre les films cités, on retrouvait également Unicorn Wars d’Alberto Vazquez, film de genre qui crée sa propre mythologie (noire, cruelle et trash) dans un récit anti-guerre aux teintes faussement joyeuses, la comédie musicale décalée d’Anca Damian, The Island, qui mêle l’histoire de Robinson Crusoé et la tragédie des réfugiés en Méditerranée, sans oublier l’ultra-sensible Nayola de José Miguel Ribeiro qui confronte le destin de trois générations de femmes confrontées à la guerre civile en Angola.

En section Contrechamp se succédaient un documentaire sur le génocide arménien (Aurora’s sunrise de Inna Sahakyan), un portrait de l’un des plus emblématiques militants du mouvement ouvrier coréen des années 60 (Chun Tae-Il: a flame that lives on de Jun-pyo Hong), des témoignages de jeunes Mexicains vivant aux Etats-Unis et tentant de s’y faire une place (Home is somewhere else de Carlos Hagerman et Jorge Villalobos), un western croisé avec la Quatrième dimension (Quantum Cowboys de Geoff Marslett), un film d’anticipation politique sur une société dans laquelle les individus doivent devenir carré pour atteindre le paradis (La Otra Forma de Diego Guzman) ou encore une déambulation contemplative dans les souvenirs disparates d’un jeune garçon perdu dans le « puits de l’oubli » (Khamsa de Vynom).

Quant au film qui a remporté le prix de cette compétition, Pléthore de Nords de Koji Yamamura, il s’agit d’une oeuvre éminemment poétique, portée par une succession de haïkus et de séquences visuelles dépouillées qui évoquent des souvenirs épars, morcelés et erratiques. Une proposition de cinéma unique et singulière en forme de manifeste artistique total.

Encore n’a-t-on ici parlé que des longs métrages, partie immergée de l’iceberg, qui ne dissimule pas aux yeux de grand-monde la formidable créativité présente également (et parfois décuplée) dans le format court. On a vu, dans toutes les sections qui lui sont consacrées, un instantané de cinéma à l’oeuvre. Difficile de citer tout ce qui nous a accroché l’oeil ou l’esprit, mais certains films s’imposent d’eux-mêmes, à l’image de La Passante de Hannah Letaïf, déambulation libre et vertigineuse dans des paysages quasiment abstraits, presque figés, qui raconte l’histoire d’une libération et questionne la symétrie entre animation et prise de vue continue. Une oeuvre d’une poésie et d’une intensité rares, presque envoûtantes.

The Debutante d’Elisabeth Hobbs, inspiré d’une nouvelle de Leonora Carrington (peintre et écrivaine surréaliste anglo-mexicaine), met quant à elle une débauche de techniques d’animation au service d’un récit ironique et étrange, celui d’une amitié entre une jeune femme qui n’aime pas danser et une hyène du zoo londonien qui accepte de la remplacer à une soirée dansante. Refusant cette perfection du trait qui est devenue l’obsession de beaucoup d’auteur.e.s d’animation, le film assume ses contours les plus vibrants et incorpore son approche expérimentale au récit.

Difficile aussi de ne pas mentionner Histoire pour 2 trompettes d’Amandine Meyer (déjà repéré au moment de Berlin et qui vient de remporter le Prix André Martin) qui conte dans des teintes pastels un voyage initiatique allégorique et plein de fantaisie, durant lequel son héroïne navigue en eaux parfois troubles, avant de finalement parvenir à prendre le contrôle – sur le monde chimérique qu’elle a créée, comme sur son propre destin.

Du côté de la section Off-Limit, qui propose les oeuvres les plus singulières formellement, on a retrouvé avec plaisir Train again de Peter Tscherkassky (vu à Cannes 2021 et à Clermont 2022), hommage au film 31/78 Tree again de Kurt Kren, qui revisite une certaine histoire du cinéma en projetant des séquences de film sur un train en marche, comme si elles constituaient le paysage (mental) offert au voyageur. On a aussi beaucoup aimé La mujer como imagen, el hombre como portador de la mirada de Carlos Velandia, qui utilise également des extraits de films juxtaposés pour construire une sorte de personnage féminin « universel » traversant l’histoire du cinéma. Enfin, le film qui a obtenu le Cristal de cette sélection, Intersect de Dirk Koy, se veut une « investigation visuelle de l’interface du réel et du monde virtuel« . Concrètement, on voit à l’écran des paysages ou des insectes, observés presque entomologiquement, qui se transforment et se décomposent numériquement en éléments abstraits et indéfinissables qui rendent les images d’origine illisibles et réinventées à la fois.

En accueillant sur ses écrans toutes ces formes de cinéma (puisque les Minions 2 y trouve aussi bien sa place que ces oeuvres ouvertement expérimentales), Annecy réaffirme la coexistence de ces multiples facettes du langage image par image, tantôt artisanal et radical, tantôt industrialisé et formaté, et tantôt encore un mélange des deux. Il donne ainsi une double leçon à d’autres manifestations généralistes moins enclines à faire le grand écart entre les formes : d’une part, l’animation est une composante incontournable du paysage cinématographique contemporain, et d’autre part, tous les cinémas sans exception méritent d’être montrés, accompagnés et confrontés dans le cadre de festivals se voulant autre chose que des vitrines commerciales.