Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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 (c) Ecran Noir 96 - 24





La conversation en ce jardin
Jean Claude Carrière a participé à l’écriture de six œuvres de Luis Bunuel : Le journal d’une femme de chambre, Belle de jour, La voie lactée, Le charme discret de la bourgeoisie, Le fantôme de la liberté et Cet obscur objet du désir. Comme un disciple, il s’est fait la promesse de ne jamais refuser une occasion d’évoquer l’œuvre de celui qui lui a tant donné pendant presque vingt ans et qu’il considère comme son Maître.
Imaginez une maison au cœur d’un jardin dans le quartier de Pigalle sous un soleil pâle d’hiver. Jean-Claude Carrière me conduit au sous-sol. Nous nous installons côte à côte dans un fauteuil confortable. Soudain, un chat noir bondit et glisse sur nos genoux, semble veiller sur cet entretien aux allures de conversation. Ce chat qui ronronne me rappelle le bestiaire symbolique si cher à Bunuel. Et si l’esprit du Maître flottait là et nous enveloppait ?...


EN : Le charme discret de la bourgeoisie ressemble à un conte des Mille et une nuits où un intrus relance constamment l’histoire, mais interrompt aussi le bon déroulement du dîner...
JCC : C’est vrai. Pour ce film, Bunuel m’appelle un jour. Affolé, il me dit : « Jean-Claude venez vite. Je ne sais pas comment faire ce film ! Je sais composer un plan avec trois ou quatre personnages ou avec des groupes comme dans L’ange exterminateur. Mais dans Le charme discret de la bourgeoisie, les six personnages sont principaux. Si je les garde tous ensemble dans le cadre, je m’éloigne d’eux. Si je passe de l’un à l’autre à chaque plan, je réalise un « film mitrailleuse ». Vous qui êtes le roi du découpage (c’est comme cela qu’il me surnommait), aidez-moi ! ». C’est pourquoi Le charme discret de la bourgeoisie est tourné d’une façon différente avec de longs plans séquences qui durent deux à trois minutes. À la fin de notre collaboration, il m’a lancé mi-furieux, mi-rigolard : « Bon, ce film je le tournerai comme Renoir ! ».

EN : Et la surdité de Bunuel, elle était plus ou moins feinte ?
JCC : Ah non, absolument pas ! Il lui arrivait de couper son appareil auditif, mais il était vraiment sourd. De la même oreille que ma belle-mère, d’ailleurs. C’est pourquoi je savais diriger ma voix pour qu’il m’entende. Il savait lire aussi sur mes lèvres. Un jour, Il a déclaré à un journaliste : « Si je travaille avec Jean-Claude Carrière, c’est parce qu’il a une voix que je comprends même s’il ne dit que des bêtises ! ». (rires) Pendant les tournages, il portait un casque qui augmentait les sons et lui permettait d’entendre les dialogues.

EN : Le fantôme de la liberté est composé comme un cadavre exquis...
JCC : Ce film remet complètement en question la notion même d’histoire. La difficulté était de parvenir à écrire une succession d’intrigues interrompues avant leur conclusion - autrement dit une série de déceptions - mais sans que ce traitement avec ses rebondissements avortés ne soit jamais ennuyeux. Bunuel était très pudique et ne parlait pas beaucoup de ses films et de son oeuvre, mais je sais qu’il aimait tout particulièrement deux ou trois scènes du Fantôme de la liberté. Notamment, la séquence de la petite fille perdue et retrouvée…

EN : Cet obscur objet du désir est une adaptation de La femme et le pantin, le roman de Pierre Louys dont le personnage principal est espagnol ...
JCC : Bien avant que nous nous rencontrions, Bunuel avait déjà écrit une adaptation de ce livre pour lequel il avait une grande tendresse. Il envisageait Stefania Sandrelli et Vittorio Gassman dans les rôles principaux, mais les producteurs lui ont préféré le scénario de Julien Duvivier qui le tourna avec Brigitte Bardot et Antonio Vilar.
Lorsque nous nous sommes mis au travail, Bunuel m’a interdit de lire son ancien scénario. D’ailleurs, je crois qu’il l’avait égaré... Pendant l’écriture de Cet obscur objet du désir, l’idée nous est venue d’offrir deux interprètes au rôle féminin afin de renforcer son énigme et de gommer toute psychologie. À la fin de la journée, Bunuel a renoncé à cette idée. Il l’a alors qualifiée d’« un caprice d’un jour pluvieux ».

EN : Le tournage a donc commencé avec une seule comédienne...
JCC : Oui, avec Maria Schneider. Mais comme Bunuel n’a pu s’entendre avec elle, le tournage à Madrid s’est interrompu. Il est revenu sur cette idée de dédoublement lors d’un apéritif avec Silberman auquel je n’assistais pas. Il lui a demandé : « Serge, est-ce que vous connaissez une femme qui pourrait être toutes les femmes ? » Serge a immédiatement compris son désir et lui a répondu : « Est-ce que vous voulez engager deux actrices pour le même rôle ? ». Bunuel a dit : « Peut-être... ». Et deux mois plus tard, alors que le décor avait été démoli, le tournage a recommencé avec Carole Bouquet et Angela Molina qui avaient déjà passé des essais lors de la préparation du film.

EN : Il vous reste encore une œuvre à écrire avec Bunuel, c’est son livre d’opinions et de mémoires : Mon dernier soupir...
JCC : Pendant ces années de travail en commun, j’avais pris des tas de notes et je l’encourageais à en faire un livre. Invariablement, il me répondait : « Non, non, toutes les femmes de chambre écrivent leurs mémoires ! ».
Pour le convaincre, j’ai écrit de moi-même un chapitre du livre. Celui sur les bars de Madrid. Bunuel employait des mots peu usités lorsqu’il s’exprimait en français. Des mots comme « misérable » ou encore « ingénieux ». Lorsque je lui proposais une idée et qu’il la qualifiait d’ingénieuse, cela voulait dire qu’elle était habile mais peu profonde et qu’elle ne lui convenait pas. J’ai donc respecté son langage et il s’est reconnu. Je l’ai alors rejoint à Mexico. Nous nous sommes mis au travail pendant trois ou quatre semaines. Chaque matin, j’allais chez lui. Et l’après-midi, je mettais en forme le récit de sa vie à l’hôtel. Bunuel a été heureux quand le livre a été traduit en espagnol. Dès sa parution, il a rencontré un très grand succès.

EN : Que vous a apporté Bunuel dans votre vie ?
JCC : Un vrai maître, c’est quelqu’un que l’on peut consulter après sa mort. Bunuel est d’une présence constante dans mon existence. Non seulement pour les scénarios, mais aussi dans la vie, dans mon quotidien. Bunuel est un personnage très moral comme son cinéma.
J’ai connu une époque où l’on pouvait vendre un film sur le nom d’un grand Maître du septième art : Kubrick, Visconti, Bunuel... Depuis les morts de Bergman et d’Antonioni, il me semble que ce temps est révolu. Le cinéma a aussi perdu de la puissance culturelle qu’il a connue jusque dans les années 1970.
Le premier plan qu’a tourné Bunuel est celui de l’œil tranché dans Le chien andalou. Son tout dernier est celui de la femme dans la vitrine qui recoud une soie ensanglantée sous le regard de Fernando Rey et de Carole Bouquet, fascinée. C’est mon ex-femme aujourd’hui décédée qui joue le rôle de la couturière. Quelle étrangeté... L’œuvre de Bunuel s’ouvre sur une déchirure et se termine sur une reprise, une réparation.


   Benoît

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