Rotterdam 2021 : La nuit des rois de Philippe Lacôte

Rotterdam 2021 : La nuit des rois de Philippe Lacôte

Fraîchement nommé à l’Oscar du meilleur film étranger, La nuit des rois de Philippe Lacôte faisait partie de la sélection Limelight du festival de Rotterdam (où il a reçu le prix de la Jeunesse). 

Le réalisateur franco-ivoirien, à qui l’on doit notamment Run, nous entraîne derrière les murs de la MACA, la principale prison ivoirienne, située dans un quartier périphérique d’Abidjan, au cœur du parc national du Banco. Dès l’ouverture du film, on a le sentiment de pénétrer dans un lieu perdu au-delà du monde, isolé et inaccessible, peut-être même oublié. C’est en compagnie d’un nouveau détenu que l’on découvre le dédale labyrinthique et inquiétant de ce pénitencier dont la particularité, nous explique un carton en préambule, est d’être dirigé par le Dangoro, un prisonnier, qui a droit de vie et de mort sur ses comparses, mais a l’obligation de se suicider s’il est affaibli par la maladie.

Comme dans toute bonne tragédie grecque, auquel le film emprunte un certain nombre de codes, les enjeux sont simples, et exposés d’emblée, lors d’une courte scène opposant Barbe noire, l’actuel Dangoro, à celui qui convoite sa place. Ne pouvant se résoudre à mourir, le chef des détenus joue alors sa dernière carte et déclare “la nuit de Roman”, un rituel ancien dans lequel un détenu est obligé de raconter des histoires durant toute la nuit, avant d’être sacrifié. 

Là où l’on pensait découvrir le quotidien (sordide et sans espoir) de ces hommes parqués dans une succursale terrestre de l’enfer, nous voilà donc plongés dans un récit épique aux accents shakespeariens, qui emprunte à la fois à Shéhérazade et aux réalités contemporaines ivoiriennes, entre violence, misère et déterminisme. Roman, le nouveau venu, improvise une chanson de gestes moderne, dans lequel il conte aux détenus attentifs les exploits d’un caïd local lynché par la foule. A chaque instant, l’un d’entre eux donne corps aux mots prononcés par le jeune homme, improvisant un chant, mimant un personnage, et ponctuant à la manière d’un chœur antique l’avancée de l’intrigue. 

En parallèle, la lutte de pouvoirs entre les deux détenus se teinte peu à peu d’une forme de réalisme magique, et il fallait tout le talent de conteur du cinéaste Philippe Lacôte pour réussir ce grand écart entre le naturalisme de la prison, qu’il parvient à faire admirablement exister avec très peu de choses, et la dimension ouvertement fantastique qui vient le contaminer. De manière générale, on est impressionné par l’ambition esthétique du film qui tire le meilleur parti de son décor et de ses centaines de figurants, à la fois dans les scènes oppressantes du huis-clos et dans les séquences oniriques du conte. Et même si le scénario semble avoir quelques difficultés à trouver sa conclusion (le récit de Roman finit par momentanément prendre le pas sur celui du film, comme s’il se désintéressait de son dénouement), cette Nuit des rois carcérale ne manque indéniablement pas de souffle et de puissance.

La double lecture que l’on peut en faire, notamment sur le pouvoir politique, n’est pas pour rien dans cette force dramatique. Il y a en effet dans La Nuit des rois cette vision de toute confrérie humaine comme lieu de pouvoirs, avec ce que cela entend de coups bas et de machinations, mais aussi d’inventivité pour le conquérir ou le conserver. Il est assez passionnant de voir l’importance que revêt la parole dans cette lutte intestine. Le fait d’avoir, de prendre ou de conserver la parole, devient d’ailleurs un enjeu parallèle à celui qui oppose les deux chefs rivaux, avec un objectif identique : survivre. Celui qui a la parole a en effet symboliquement tous les pouvoirs : raconter sa propre vérité, convaincre de sa suprématie, condamner ses ennemis… et retarder l’heure de sa propre chute.

De la même manière, le film montre ce qu’il peut y avoir de presque miraculeux dans le fait de monter sur une simple caisse en bois pour faire naître, au cœur même de l’un des pires endroits au monde, des images et des émotions d’une richesse infinie. Devant les yeux des détenus, suspendus aux lèvres du conteur, c’est le monde dans sa globalité qui défile tour à tour, à la fois dans ce qu’il a de plus essentiel (l’amour d’une mère, l’intelligence d’un père prêt à tout pour sauver son fils) et de plus spectaculaire, avec ses armées puissantes et ses combats magiques. Il n’y a alors plus de criminels endurcis, plus de douleurs sourdes, plus de conflits ni d’angoisses, juste le plaisir simple de se laisser emporter par une bonne histoire. Un plaisir qui fait écho à celui du spectateur, lui aussi ravi de s’abandonner aux récits enchâssés de l’intrigue, et qui lorsqu’elle s’achève quitte à regrets la MACA et ses habitants. 

MpM

Fiche Technique 
La nuit des rois de Philippe Lacôte (Côte d'Ivoire, 2020)
Avec Bakary Koné, Steve Tientcheu, Digbeu Jean Cyrille...
1h33