En parallèle de la 71e Berlinale, se tenait tout aussi virtuellement Die Woche der Kritik, la Semaine de la Critique berlinoise, qui creuse depuis 2015 le sillon d’une cinématographie exigeante (on y a entre autres vu au fil des années des films de Feng Xiaogang, Serge Bozon, Pablo Agüero, Virgil Vernier, Eduardo Williams…) accompagnée de débats et de rencontres sur les réalités contemporaines du cinéma et de la critique.
Parmi une sélection riche mêlant longs et courts métrages, c’est un diptyque de premiers longs qui a retenu notre attention dans le cadre du programme « Talking style ». D’un côté, un film allemand : Freizeit or : the opposite of doing nothing de Caroline Pitzen. De l’autre, un film français : Un Musée dort de Camille de Chenay, déjà présenté au FID de Marseille en juillet dernier.
Ce dernier est une fugue cinématographique attachée aux pas d’un jeune homme dénommé Ornicar. L’année précédente, il avait fui : sa vie, le monde et surtout sa bien-aimée, Chloé. Le voilà de retour, bien décidé à la retrouver. Mais elle a disparu à son tour, ne lui laissant qu’un indice : une carte postale représentant Jupiter et Sémélé par Gustave Moreau.
Voilà le personnage lancé dans une quête syncopée et singulière qui permet à la réalisatrice d’inventer un conte atemporel par la seule grâce de la mise en scène et du montage. Ornicar dort dans un parc : les arbres se mettent à parler, et le protègent durant la nuit. Puis il cherche Chloé au Musée : la caméra le surprend dans diverses positions, différentes salles, en attente ou endormi, entre lyrisme et dérision. Il s’arrête ensuite dans un café où se retrouvent les habitants du coin pour danser : une jeune femme exécute autour de lui un rituel hypnotique qui lui permet de voyager dans le passé. C’est une séquence chamanique, une transe qui sert de passage entre les réalités, et permet le basculement dans une dernière partie plus champêtre qui flirte avec le cinéma burlesque, le romantisme absolu et la mélancolie du désespoir.
Tout au long du récit, le piano rythme et accompagne le comportement anti-naturaliste d’Ornicar, tandis que les arbres jouent les choeurs antiques. La parole, d’ailleurs, ponctue elle-aussi le voyage du personnage, qu’il s’agisse du très beau monologue de la soeur abandonnée ou de celui, doux et apaisé, de Chloé. On se croirait dans une élégie très ancienne et pourtant très proche de nous. Alors le temps reprend son envol, comme les notes de musique, les espoirs déçus, les amours impossibles et éternels.
Le ton et les préoccupations diffèrent dans Freizeit…, mais l’énergie et le refus de la facilité sont les mêmes. Le pouvoir des mots, aussi. Le film nous entraîne en effet au milieu d’une jeunesse allemande sur le qui-vive : militante, engagée, en permanence consciente des enjeux de société qui s’offre à elle. Les sujets ne manquent pas, qui forment le portrait d’une époque, tout en faisant écho à des questions là encore atemporelles : une manifestation contre le parti fasciste NSU, la loi « police » qui menace les libertés individuelles, la gentrification de Berlin, le harcèlement de rue… On est dans un instantané politique captivant, capté et retranscrit avec justesse et sincérité par Caroline Pitzen.
La réalisatrice fait durer les conversations, écoute les arguments de chacune et de chacun, les doutes, le fil de la pensée, les interrogations… On n’est jamais dans le dogmatisme ou l’idéologie mais au contraire au coeur d’une réflexion permanente, bouillonnante, qui ne cesse de se chercher pour s’améliorer, coller au plus juste des situations. Même les textes théoriques lus par les protagonistes (Karl Marx, Ronald M. Schernikau, Kurt Tucholsky…) – qui évoquent eux-aussi, à leur manière, une forme de coryphée – viennent alimenter ce flot de pensées, plus qu’ils ne les guident ou les conditionnent.
Le cheminement est passionnant, parce qu’il est en perpétuel réajustement. Chaque réflexion en amène une nouvelle. Chaque décision implique de peser toutes les dimensions de la responsabilité personnelle. Chaque acte de militantisme demande du temps et du courage. Les personnages, où qu’ils soient, ne cessent ainsi de confronter leurs idées, à la recherche des ingrédients parfaits pour ce monde auquel ils aspirent. C’est parfois naïf, ou au contraire douloureux, souvent joyeux, de temps en temps insoluble, et malgré tout – ou peut-être pour toutes ces raisons – désarmant d’intelligence et d’énergie communicative.