Berlin 2021 : Retour sur la compétition, épisode 1 avec l’Ours d’or « Bad Luck banging or loony porn » de Radu Jude

Berlin 2021 : Retour sur la compétition, épisode 1 avec l’Ours d’or « Bad Luck banging or loony porn » de Radu Jude

Le festival de Berlin, à la suite de Rotterdam en février, a fait le choix d’une édition professionnelle en ligne, en attendant de meilleurs jours (en juin ?) pour renouer avec la salle et le grand public. On s’est habitué, en presque un an, aux joies solitaires et âpres de ces manifestations délocalisées dans notre salon, et aux particularités et temporalités de chacune. Malgré tout, la Berlinale est vraisemblablement celle qui a mis la barre le plus haut, en condensant sur 5 jours ce qui se déroule d’habitude sur 9 ou 10, et en imposant des contraintes horaires strictes, avec une durée maximale de 24h pour voir chaque film. 

En comptant la présentation chaque jour de 2 ou 3 films de la compétition (une priorité pour les journalistes et les professionnels) et en tablant sur l’impossibilité physique et matérielle de voir (en entier) beaucoup plus de 6 ou 7 longs métrages quotidiens, c’est peu dire que la plupart de la sélection berlinoise a été d’emblée sacrifiée à un idéal que l’on serait bien en peine de nommer. Il est en effet étonnant de faire le choix d’envoyer les films à l’abattage, en encourageant les professionnels à faire l’impasse sur les œuvres les plus exigeantes, à négliger les cinéastes débutants ou inconnus, à voir les films en avance rapide, quand il ne s’agit pas d’appuyer sur le bouton « stop » à la première occasion – « au suivant ! ». 

Ne soyons pas naïfs : on sait que les festivals encouragent spontanément ce genre de comportements, surtout chez les professionnels (acheteurs, distributeurs) qui savent ce qu’ils cherchent ou ce dont ils ont besoin, et ne s’embarrassent pas de voir les films en entier. Mais obliger la presse, dont le métier est de réfléchir aux films et non de les juger à la hâte, de papillonner de la même façon d’un film à un autre, pour être sûr de ne rien louper, tout en étant sûr de ne rien voir correctement, quelle idée étrange. 

Les attaché.e.s de presse des films sélectionnés, heureusement, ont fait un travail formidable pour leur permettre d’exister malgré tout, en nous permettant, à nous critiques, de donner à chacun des chances plus équitables. Qu’elles et ils en soient infiniment remerciés.

Ceci étant posé en préambule, il est temps de parler des films. Nous ne dirons pas un mot d’Albatros de Xavier Beauvois que son équipe avait choisir de soustraire aux regards des professionnels français (ignorant sans doute qu’un VPN permet facilement de contourner la géolocalisation). En revanche, c’est avec grand bonheur que nous reviendrons sur le palmarès de cette 71e édition qui, une fois n’est pas coutume, coïncide avec les choix qui auraient pu être les nôtres.

A commencer par l’évident Ours d’or pour Radu Jude et son formidable Bad Luck banging or loony porn, mélange de satire sociale au vitriol et de portrait décapant de notre époque contemporaine. 

Le récit s’ouvre sur une longue et joyeuse séquence de sexe explicite entre un homme et une femme masqués. C’est une vidéo amateur, réalisée avec les moyens du bord par le couple lui-même, et qui deviendra l’un des enjeux majeurs de l’intrigue, suite à son imprudente mise en ligne sur un site pour adultes. 

Le film est construit en trois parties distinctes ayant chacune une identité formelle particulière. Dans le premier chapitre aux accents documentaires, nous suivons l’héroïne de ce moment intime involontairement exposé aux regards de tous, y compris de ses élèves – elle enseigne l’Histoire dans un établissement se revendiquant de haut niveau. Elle déambule dans la ville, la caméra flânant à ses côtés, comme douée d’une vie propre, et captant l’atmosphère de la rue, s’arrêtant parfois pour observer une affiche, une vitrine ou une façade d’immeuble. Au fil de la promenade du personnage, on assiste à une scène odieuse dans un supermarché (« Ce n’est pas de ma faute si je suis pauvre » rétorque la cliente qui se fait insulter parce qu’elle est trop lente), une conversation complotiste dans une pharmacie, ou encore une agression verbale purement gratuite au beau milieu du trottoir. 

Radu Jude prend la température de son pays et de ses concitoyens, en pleine ère post-covid, et le résultat est loin d’être flatteur, entre agressivité et malveillance. Le ton est clairement donné pour ce qui va suivre, et encore n’est-ce rien par rapport au deuxième chapitre qui se présente comme une encyclopédie des symboles de notre temps, et mêle les anecdotes horribles aux images les plus absurdes. C’est un passage à la fois loufoque, ironique et profondément critique envers la Roumanie et le monde contemporain en général, dénonçant en vrac le racisme, la violence faite aux femmes et aux enfants, l’hypocrisie religieuse ou encore les exactions politiques passées. La vie doit être vue à la fois comme comique et tragique, conclut ironiquement le narrateur. Et c’est ce que démontre brillamment ce collage hétéroclite d’images fixes illustrant l’absurdité absolue du monde, mais aussi ses aspects les plus sombres. 

On revient ensuite, dans une troisième partie qui va crescendo, au personnage principal, qui doit faire face aux parents de ses élèves lors d’une réunion « informelle » qui ressemble à un tribunal populaire. Il lui faut alors subir l’humiliation jusqu’à la lie devant des parents qui oscillent entre indignation, moquerie et véritable déchaînement d’injures et de haine. La violence est encore une fois bien présente par le biais de dialogues parfois à la limite du supportable, qui étalent au grand jour les petits secrets honteux d’une société faussement pudibonde et réellement hypocrite. Au-delà du problème initial – la diffusion d’une vidéo privée embarrassante sur un site en principe réservé aux adultes – les échangent tournent à la chasse aux sorcières, la professeure se voyant reproché un comportement pornographique (« la fellation est pour les prostituées » s’offusque une mère), laxiste (elle critique l’importance des notes), anti-patriotique (elle a parlé aux élèves d’exactions commises par l’armée roumaine pendant la guerre) et même anticlérical (elle a fait un cours sur la Shoah). Si la surenchère de reproches permet de prendre une certaine distance avec les propos tenus par les parents, elle dresse également en creux le portrait peu amène d’une certaine société roumaine qui a du mal à s’inscrire pleinement dans la modernité, érigeant des valeurs subjectives et étriquées (autoritarisme, intolérance, passéisme) en ligne de conduite absolue. 

Comme pour tenir à distance la brutalité de son propos (le tableau qu’il dresse de son pays est tout sauf flatteur), le réalisateur joue à fond la carte de la farce, jusque dans son finale ouvert qui peut donner l’impression d’enfoncer le clou de l’autodérision. Le procédé n’est pas dénué de lourdeur, mais il fait paradoxalement ressortir, par contraste, la finesse du regard porté par le film sur les mécanismes à l’oeuvre dans le dernier acte de ce drame tragi-comique qui résume habilement l’essence même de la vie humaine, qui oscille sans cesse entre ridicule et sublime. Il est ainsi admirable de voir la professeure trainée dans la boue défendre pied à pied son droit à mener dans l’intimité la vie sexuelle qui lui convient, lire de longs passages théoriques venant justifier ses choix pédagogiques, ou sans cesse ramener le débat sur un terrain dépassionné, objectif, et limité à une seule question : en quoi la diffusion de ces images l’empêche-t-elle de demeurer l’excellente professeure qu’elle a toujours été ?

En face, au contraire, s’égrène la longue litanie des reproches faits au personnage, échantillon éminemment représentatif de la mauvaise foi, de l’obscurantisme et des idéologies réactionnaires qui agitent actuellement bien des démocraties occidentales. On sent bien qu’il se joue plus, dans cet échange, qu’un simple conseil de discipline. Deux visions opposées et irréconciliables du monde se heurtent l’une à l’autre, sans espoir de se convaincre. Et seul un ultime pied de nez peut y apporter une conclusion qui ne soit ni morale, ni naïve, ni encore théorique, comme la construction-même du film aurait pu le faire craindre. 

On est en droit de trouver la démonstration un poil épaisse, mais impossible de ne pas en apprécier l’urgence, la justesse et la fantaisie, et surtout la singularité formelle qui rompt brillamment avec les codes traditionnels de la narration. C’est ainsi un beau symbole de la part du jury de cette édition si particulière, composé de lauréat.e.s d’un Ours d’or ( Nadav Lapid (Synonymes), Adine Pintilie (Touch me not), Gianfranco Rosi (Fuocoammare), Mohammad Rassoulof (Le diable n’existe pas), Jasmila Žbanić (Sarajevo, mon amour) et Ildikó Enyedi (Corps et âme), que d’avoir justement choisi de récompenser ce film pensé comme un geste politique impérieux et pressant, parfois maladroit dans son appétit de dire les choses, mais éminemment sincère dans son indignation.