En à peine une demi heure, Pedro Almodovar met Tilda Swinton dans tous ses états. La voix humaine, pièce de Jean Cocteau créée en 1930, est une variante espagnole de La Loi du désir, dernier film de la période « movida » du réalisateur avant qu’il ne soit adoubé par les cinéphiles du monde entier. Dans La Loi du désir (deseo en espagnol, qui donnera le nom à sa société de production), le metteur en scène Pablo fait dire à sa sœur transgenre Tina (Carmen Maura) un monologue du texte de Cocteau, manière de souligner l’emprise et la soumission d’une femme piégée par ses émotions. Le cinéaste madrilène ira plus loin avec son film suivant, Femmes au bord de la crise de nerfs, son premier succès international (et l’un de ses meilleurs films encore aujourd’hui). Carmen Maura (Pepa) attend, trépigne, s’impatiente : elle sait qu’Ivan la quitte pour une autre. Dans son grand appartement (avec une terrasse magnifique), elle pète les plombs littéralement.
Le film court La voix humaine, présenté à Venise et sorti en salles en Espagne en octobre, est comme un lointain écho à son film culte, avec 33 ans d’écart. On y retrouve cet appartement claustrophobique, cette terrasse fleurie, ces tenues colorées… mais aussi les valises de l’amant, l’incendie volontaire, le cocktail chimique des pilules médicamenteuses (mais pas dans le mixer). Dans ce labyrinthe (des Passions défuntes), Tilda Swinton erre comme une âme en peine (de cœur). L’actrice écossaise n’est pas la première étrangère non-hispanophone dans l’univers d’Almodovar (souvenez-vous de Peter Coyote dans Kika). Mais cette fois-ci, le maître décide d’en faire une actrice almodovarienne. Ce n’est pas une question d’apparences. Elle est rousse (avec une chevelure très années 90), a la peau diaphane, une silhouette fine et longiligne. Mais intérieurement, elle est un personnage almodovarien, avec ses grands huit émotionnels et son « autonomie morale » comme la définit le cinéaste. Elle subit une situation dramatique mais elle décide du chemin (tortueux) à prendre pour s’en sortir: la tentative de suicide, une hâche qui pourrait être utile, la manipulation des mots, l’essence et un briquet… On pourrait croire à une tragédie, celle d’une femme incapable de se remettre d’une séparation au point de se foutre en l’air. Il y aura pourtant une issue, simple et sobre, qui la conduira dans la lumière éclatante du réel.
Eteinte et brisée
Il faut alors comprendre le procédé artistique du réalisateur. Pedro Almodovar ne se contente pas d’adapter librement Jean Cocteau, en « actualisant » et « personnalisant » la pièce pour mieux se l’approprier et l’insérer dans son univers. Il construit également un décor pour sa mise en scène. L’appartement est situé dans un immense studio de cinéma, en béton brut, vide et sombre. La caméra, de manière fluide et sinueuse, suit le personnage dans les pièces et les couloirs, changeant d’angle de vue à chacun de ses retournements et de ses variations de sentiments. En la dotant d’airpods, il permet à Swinton de se mouvoir en toute liberté, hybridant le dialogue téléphonique en monologue à voix haute. En lui adjoignant un chien, elle n’est jamais vraiment seule dans sa folie intérieure. Comme tout chien, loyal et fidèle, il joue même les Saint-Bernard à des moments cruciaux. Car cet appartement enfermé dans ce grand studio pourrait être l’allégorie du cerveau tourmenté de cette femme bafouée.
Pour accentuer cette métaphore, Pedro Almodovar, qui a retrouvé le goût d’un cinéma libre et détaché de contraintes formelles (certaines histoires n’ont pas besoin de s’étirer sur 90 minutes après tout), ajoute une forme plus expérimentale. Il filme aussi Tilda Swinton égarée dans ce studio, comme on photographie une muse dans un décor abstrait. De sa terrasse, elle ne voit rien du monde environnant, aveuglée par sa colère. Dès qu’elle sort de cet appartement témoin (et donc factice), elle observe finalement le lieu de ses quatre années d’amour comme on regarde un cliché photographique sur un souvenir passé et heureux. Almodovar maîtrise parfaitement le langage cinématographique, mais il y intègre un formalisme théâtral, dramturgique et dramatisant, avec un sens de l’épure très étudié. Nous sommes alors immergés dans la peau de Tilda Swinton. Celle qui est enfermée dans sa détresse et son désespoir (dans l’appartement) et celle qui contemple lucidement sa situation (dans le studio).
En ce sens, La voix humaine est une œuvre importante dans la filmographie du réalisateur. Elle boucle la boucle avec deux de ses films réalisés au milieu des années 1980 ; elle lui offre la possibilité de (dé)montrer que son univers ne se dilue pas avec la langue anglaise ; elle rassemble toutes les clés de son écriture et de son langage ; elle étend son spectre de la psychologie féminine et de la sublimation des femmes. Mais avant tout, ce film court stylisé, à l’écriture visuelle et textuelle aussi fine que de la dentelle, s’avère une nouvelle plongée onirique et psychanalytique où fantasmes, réalités, rêves se mélangent, chacun se cognant au cognitif et à l’instectif. La conversation téléphonique agit comme une thérapie psychothérapeutique où la parole, plus que l’arme, le feu, les médocs ou la haine, agit comme un expiatoire salvateur, la clé pour trouver l’issue à ce dédale construit par l’emprise des sens.
Fiche technique La voix humaine, de Pedro Almodovar (2020) 29 minutes. Avec Tilda Swinton. En vidéo à la demande et DVD à partir du 19 mars 2021. Festival de Venise 2020.