Drunk: ôde mélancolique et joyeuse aux flambants vieux

Drunk: ôde mélancolique et joyeuse aux flambants vieux

Près de vingt-cinq ans après son premier film, Les héros, Thomas Vinterberg nous emmène dans un voyage au bout de l’ivresse. Et pour le (p’tit) coup, le flacon vaut autant que le contenu. Cinéaste inégal, révélé par le formidable Festen (1998), où il dynamitait la famille bourgeoise et ses hypocrisies, tout en dénonçant un patriarcat abusif, le réalisateur danois poursuit son observation des communautés, et, notamment, la mécanique psychologique qui les unit, jusqu’à la déflagration inévitable qui les divise. Ses dernières œuvres – La chasse (jusque-là son plus grand film), Loin de la foule déchaînée, La communauté, et Kursk (malgré ses grosses faiblesses) – ont prolongé cette exploration.

Avec Drunk, le réalisateur continue d’apporter son regard sur la famille (un couple qui va mal), un groupe d’amis (unis dans leur déprime) et la société (sous l’emprise de dogmes).  Si le film se distingue tant, ce n’est pas par son propos universaliste, mais bien parce qu’il propose plusieurs lectures, comme une commode à tiroirs gigognes. Surtout, son esprit émancipateur, tantôt burlesque, tantôt tragique, mais finalement si humain, le rend jubilatoire.

« On se croierait à la soirée de Noël d’un club échangiste ».

Fiche technique
Drunk, de Thomas Vinterberg (2020)
115 minutes.
Avec Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen, Magnus Millang et Lars ranthe.
En salles le 14 octobre 2020, nouvelle sortie le 19 mai 2021.
Oscar du meilleur film en langue étrangère, César du meilleur film étranger, 4 European Film Awards.

L’alcool n’est finalement qu’un prétexte déclencheur et cathartique pour ces Occidentaux en déclin. Le vivre ensemble est devenu compliqué. La jeunesse les dépasse. Ces boomers ont le blues, perdent le contrôle, la libido, l’envie, le goût de la vie. Ils sont écrasés, effacés, invisibles, dépressifs. Le mâle blanc se sent impuissant et largué. L’alcool est alors un parfait échappatoire désinhibant, et va leur offrir artificiellement une issue de secours à la crise de la cinquantaine. Quitte à en payer chèrement le prix.

En retournant à un cinéma plus réaliste, avec un tempo plus soutenu et une caméra plus vive, des plans rapprochés qui aiment les comédiens et des plans larges qui invitent le spectateur à leurs bacchanales, Thomas Vinterberg s’accroche aux personnages, avec affection, dans leurs délires comme dans leurs galères. Comme il le souligne, l’imperfection est plus intéressante que l’idéal. Avec un scénario qui oscille entre la comédie britannique et le drame social bergmanien (au masculin), il se permet des ruptures de tons galvanisants, entraînant le spectateur dans une grande virée où être sobre n’est pas raisonnable.

Drunk n’est pourtant pas une bible prosélyte sur l’alcool. Certes les liqueurs, spiritueux, bières et autres nectars plus ou moins forts donnent un sentiment de puissance. Mais elles détruisent aussi. Malgré son usage en tant qu’anxiolytique, ses effets vont avoir des conséquences très variables selon les individus – quatre profs plus vraiment dans le vent. Cela ne retire rien à la jouissance procurée, mais cela n’enlève pas les dangers qui peuvent s’en suivre. Avec malice, Vinterberg ne joue jamais les moralisateurs, ni les juges. En classifiant tous les aspects de la dépendance (et en mesurant les doses de leur consommation pas forcément modérée), il est davantage dans le rôle de l’ethnologue regardant quatre animaux réagir chacun à sa façon à une expérience « scientifique ».

Le film commence avec un constat : l’échec. L’échec de leurs vies, l’échec de leurs rêves, l’échec du monde qu’ils ont construit. Dans ce quatuor, il y a Mads Mikkelsen. L’acteur livre une masterclasse (jusqu’à la plus petite ride au coin de l’œil). Filmé au départ un peu à l’écart, un peu en retrait, il prend progressivement la place centrale de cette expérience éthylique et existentielle, jusqu’à nous embarquer dans sa renaissance et, dans une ultime pirouette dans sa régénérescence festive (et dansante). Il en avait plein le dos de cette vie morne et routinière et il se retrouve virevoltant comme un jeune homme.

Chacun piégés de leurs névroses, chacun réagissant différemment aux élixirs de (nouvelle) vie, nous emmènent dans leur virée tourbillonnante. L’addiction revigore. Tel un guide, Mikkelsen nous entraîne subtilement de son état apathique à son esprit de reconquête, avec un regard perdu, ailleurs, pour finir dansant, prêt à dévorer la vie. L’humanité transpire autant que les toxines.

Entre renaissance et prise de conscience, Drunk s’avère contagieux jusqu’à son final musical et joyeux. Pourtant, ce que l’on retient de cette tournée (durant une année scolaire), ce sont bien les failles qui donnent de la valeur à l’existence. Ces fêlures qui font entrer la lumière dans des corps fatigués et des cerveaux éteints. L’ivresse produit une pulsion vitale, une envie collective et individuelle de se révéler et de survivre.

Chasse-spleen et coup de speed

En filmant une génération détruite par le reniement de ses utopies et les concessions, on comprend que la maturité rime avec vulnérabilité. L’amour ne fait pas tout, ni même le confort. Il y a cette réalité que leurs plus belles années sont derrière eux, que leur jeunesse, ses rêves et ses espoirs, ont fané. Ils sont déjà en hibernation, dans une caverne, comme des ours mal léchés qui se laissent aller. Alors qu’on vibre encore, qu’on peut être libre toujours. Les caps temporels ne sont pas insurmontables tant qu’on reste lucide (bizarrement l’alcool n’est pas un obstacle, au contraire). Tout est dans l’équilibre entre satisfaction égoïste, acceptation de la réalité et aspiration à vivre sans se soucier de l’horloge qui tourne. On peut plaire, aimer, et danser (vite). Il suffit de quelques applaudissements et d’un bon champagne pour (se) battre plus vite que son âge, et aborder la seconde partie de sa vie.

Drunk est un film humaniste sur la « midlife crisis » qui trouve son aboutissement dans une communion avec une jeunesse insouciante. Être faillible pour pouvoir aimer l’autre et la vie, accepter cette faille pour se sentir exister, comme le soulignait Soëren Kierkegaard, cité par Mikkelsen devant sa classe. Ce qui compte est de ne jamais perdre la passion. Vinterberg, malgré le drame intime qui l’a récemment frappé (la mort accidentelle d’un enfant), n’a rien perdu de cette passion du 7e art. Pour le plus grand bonheur du spectateur, qui, addict, reprendrait bien une rasade de ce film grisant.