Falling : pour son premier film, Viggo Mortensen s’arme de compassion

Falling : pour son premier film, Viggo Mortensen s’arme de compassion

Acteur de premier plan, producteur de films qui lui tiennent à cœur, musicien (de jazz), photographe et peintre (exposé un peu partout dans le monde) et enfin poète (primé), le polyglotte Viggo Mortensen est insaisissable : un artiste à part entière, doté d’une sensibilité affirmée. Après 35 ans de cinéma, où il est passé chez Brian de Palma, Tony Scott, Jane Campion, Gus Can Sant, Terrence Malick avant d’incarner Aragorn pour la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, Il plonge dans l’inconnu : scénario et réalisation d’un film aussi intime qu’intrigant, Falling.

En regardant cette histoire d’un père fermier du Midwest et d’un fils homo, pilote, papa vivant en Californie (autant dire deux mondes), Viggo Mortensen espère la réconciliation de deux Amériques et assène sa vision du monde (progressiste et écologique). Mais on retrouve avant tout son goût pour la nature et son amour des personnages tiraillés par leur conscience. Viggo Mortensen est une sorte de Don Quichotte errant dans un monde dévasté et dans des paysages trop grands pour lui. Capitaine Altariste, Appaloosa, La route, Sur la route, Loin des hommes, Jauja, Captain Fantastic : que de rôles où l’errance et la justice, l’utopie et le sacrifice sont autant de mises à nu dans des décors souvent désolés et des époques chaotiques.

Fiche technique
Falling, de Viggo Mortensen (2020)
112 minutes.
Avec Viggo Mortensen, Lance Henriksen, Terry Chen et Laura Linney.
En salles le 19 mai 2021.
Meilleur film au Festival de San Sebastian. 

Falling ne fait pas exception, même si le chaos est ici silencieux. La star des films de David Cronenberg préfère dans son film évoquer la violence des mots, celle causée par le rejet. Green Book, son dernier film en tant que vedette, faisait face aux préjugés raciaux. Il aborde frontalement ici le patriarcat toxique, l’homophobie, et l’isolationnisme pernicieux.

Ce premier film lui ressemble tant. L’acteur y trouve un personnage taillé sur mesure. Le scénariste peut y insuffler sa subjectivité. Le réalisateur livre finalement un drame intimiste et poétique, à la fois classique et très singulier. Viggo Mortensen est le champion du pas de côté. Il vous accompagne sur un chemin balisé, puis vous détourne hors des sentiers battus.

Son ouverture au monde et aux arts n’y est pas étrangère. Conscient de son statut, et de son charisme, refusant les compromissions avec le système, il savoure sa liberté, préférant contempler les étoiles plutôt que de briller au firmament. Ce déraciné a des ailes et pour son premier envol de réalisateur, il a pris la caméra tel un samouraï, choissisant le cinéma épuré et l’art minimaliste, l’existentialisme et le mystère, la folie imprévisible et le geste délicat.

Falling comme son titre l’indique est l’histoire d’une chute. Celle de Willis, homme têtu, réac, dépassé, seul et isolé dans une ferme paumée. Le père (Lance Henriksen, merveilleux), au crépuscule de sa vie, ne renie rien de ses abus, de ses erreurs, et rejette tout sur un monde qu’il ne comprend plus. Monsieur Schmidt et Tatie Danielle l’auraient adoré. Et il y a John, son fils (Viggo Mortensen), fuyant cette atmosphère conservatrice et mortifère, vivant en couple avec Eric et leur fille adoptive Monica, dans une Californie baignée de soleil et connectée. Ils n’ont rien en commun. Le père insulte, fume et boit, tandis que le fils est « healthy » et courtois. L’homophobie du père ne facilite pas leur entente, et le conflit est sous-jacent entre les deux. Comme si le lien du sang n’avait plus d’attaches. Pourtant le fils veut sauver le père. Et le père adore sa petite-fille. Rien n’est perdu…

« Si j’étais pédé, je voudrais sans doute sucer la bite du facteur plutôt que de me demander s’il baise ma femme ! »

Entre la démence du paternel (traduite avec justesse par des gros plans fulgurents sur lui) et le respect du fils, il y a d’ailleurs quelques croisements. L’attachement à la terre – Mortensen filme la campagne avec adoration -, les quelques années de bonheur durant l’enfance, avant l’alcool, la parano et l’infidélité, et la peur de la mort. C’est ce qui va non pas les réconcilier, mais reconstruire le fil qui les a unis. Cela passera par la grande scène du film, une immense engueulade expiatrice et cathartique où les deux comédiens ne retiennent aucun de leurs coups, jusqu’à produire une émotion inattendue.  

Si bien que la chute du père touche au cœur malgré l’antipathie que l’on éprouve pour lui. Mortensen nous renvoie en des temps où il était différent, aimable et aimant. Le cinéaste oppose ainsi ce passé lumineux à ce présent crépusculaire, ce temps morbide à ce monde du vivant. Il met en image la désolation et la solitude, les effets dévastateurs de l’égoïsme et du manque d’amour. Sans effets narratifs particuliers, l’artiste se plait à nous montrer qu’on peut coexister avec un tel monstre, dinosaure qui n’a pas su survivre au-delà de la guerre froide et de son éducation obsolète. Le père est une espèce en voie d’extinction, mais l’amour filial rend impossible l’abandon total.

En ne voulant pas changer, l’esprit du paternel est dorénavant dérangé. A l’inverse des rôles de Mortensen. Lui préfère les personnages obstiné mais capables de s’adapter, pour ne pas sombrer ou perdre ceux qui l’aiment et ceux qu’il aime.

Falling apparaît finalement comme une élégie mélancolique et parfois nostalgique. Un drame austère qui s’illumine au contact d’un amour invisible mais palpable, de la tendresse élective et des souvenirs affectifs. Non sans dérision, notamment quand l’acteur imagine l’origine (fictive) de cette cicatrice qui marque le-dessus de sa lèvre supérieur… (dans la réalité, il s’est pris des fils barbelés après une soirée bien arrosée à l’âge de 17 ans). Une chute de plus. L’Homme ne fait que tomber, parfois il se relève. Avant le grand saut vers le Valhalla.