Nomadland de Chloé Zhao: l’errance sublime des exclus de l’American Dream

Nomadland de Chloé Zhao: l’errance sublime des exclus de l’American Dream

Auréolée d’un Lion d’or à Venise, et dans l’attente de son blockbuster Marvel, Les Eternels, Chloé Zhao poursuit son exploration d’une Amérique des oubliées, rurale et précaire, ces citoyens déterminés à ne pas s’en laisser conter par les mirages de la société matérialiste.

Nomadland est un voyage initiatique dans un « wild wild west ». John Ford n’est pas loin avec ces somptueux paysages (vierges) de western, filmés comme des tableaux, au lever ou au coucher du soleil. Une nature imposante, envahissante, qui écrase l’humain et ses petites misères. Ce rapport à l’environnement est l’une des marques de fabrique de la cinéaste sino-américaine, qui scrute les étoiles et se nourrit de décors splendides.

L’autre aspect de son style s’ancre dans les personnages, marginaux ou exclus, à l’écart de l’American Dream. Elle les scrute comme le ferait un documentariste. Sans maquillage, de façon brute, mais pas brutale. Nomadland est rempli de douceur malgré la dureté du propos.

C’est l’histoire d’une veuve sexagénaire, sans foyer et sans emploi. Elle est contrainte de quitter sa ville paumée, cité devenue fantôme après la fermeture d’une usine (elle perd même son code postal). Comme d’autres villes dans le grand ouest ont péri après la ruée vers l’or. Une désindustrialisation qui déclenche l’abandon, la déconnexion, la résignation de millions de citoyens.  

Après la mort de son mari, elle n’a plus les moyens de vivre dans leur maison. Elle vend tout et s’achète un mobile home, qu’elle équipe pour en faire son domicile permanent. Pour vivre, elle enchaîne les petits jobs : dans les cuisines grasses, dans les entrepôts d’Amazon où chaque minute de travail est calculée. Les exploités de l’Amérique, ces soutiers qui font marcher la grande économie consumériste par des boulots mal payés, ingrats et usants. Ces esclaves traités comme des immigrés clandestins.

Mais avec le cinéma de Chloé Zhao, il n’y a ni pathos, ni didactisme. L’empathie ne quitte jamais son récit. Le regard « social » et « politique » se fait toujours discret. L’errance sauvage dans laquelle elle embarque Frances McDormand (aussi juste que charismatique, intègre que subtile) s’enrichit à travers deux histoires qui se croisent.

La romanesque, avec la participation de David Strathairn, qui rappelle qu’après soixante-ans, les sentiments ne sont pas absents. La musique, parfois superflue, apporte aussi une forme de mélancolie, mais il n’y a jamais de nostalgie.

« C’est nous les badass des Badlands »

La réaliste, avec une myriade de précaires dans leurs propres rôles, ces nomades ou « workampers », qui traversent le pays au gré des saisons et des jobs, sans vouloir s’attacher à un lieu ou à des gens. Leur « carpe diem » pourrait être presque tentant. D’autant que la solidarité dont ils font preuve entre eux se forge en opposition à ce monde individualiste, hostile et cupide qui les entoure. Il y a chez eux l’esprit fondateur de l’Amérique, celle des pionniers, qui conquièrent des territoires délaissés par le capitalisme ou épargnés par la civilisation.

Avec ces rencontres fortuites, que seule la fiction met en scène, la réalisatrice mélange ainsi documentaire – où ces démunis racontent leur propre histoire, entre actes de bravoure et découragements, anecdotes et tragédies –, cinéma intime et images spectaculaires, dans un alliage étonnamment harmonieux dans lequel on se laisse glisser. On ressent ainsi la totale liberté qu’éprouve Fern, cette femme obstinée, excentrique et curieuse incarnée par McDormand, malgré les pépins, la solitude, le prix à payer pour atteindre le but. On vit leur quotidien, comme dans un reportage, et, par petites touches, on saisit l’esprit qui les anime quand ils se reconnectent à l’instant présent, aux bienfaits d’un petit plaisir simple.

Ce (road) trip contemplatif est un parcours d’obstacles, qui s’étire parfois un peu mais qui atteint sa destination. Nomadland aboutit à un goût retrouvé pour la liberté. Déclassés et résistants, ces vagabonds, dont l’horizon est la seule limite, ils s’affranchissent des dogmes et de la tyrannie pour nous emmener dans leur idéal, affranchis des contraintes et carcans imposés. L’humanisme s’impose alors comme l’unique idéologie à suivre. C’est là que le film touche de près la beauté de l’existence. Parce que l’espèce humaine est avide de grand large et d’espoir, comme elle s’attache à de simples objets fétichistes du passé.