Huit ans après le splendide Holy Motors, Léos Carax se lance dans un musical audacieux et réussi, avec un Adam Driver charismatique et la musique entêtante des Sparks.
Bizarre, vous avez dit bizarre ? On n’en attend pas moins de Léos Carax. Cinéaste rare (six films en près de quarante ans), se réinventant à chacun de ses longs métrages, marginal et maudit, génial et intègre, il nous surprend encore avec Annette. Opéra pop, farce tragique, mélo musical, le film est aussi inclassable qu’iconoclaste, une déclaration d’amour au cinéma et, de loin, son film le plus accessible, d’un point de vue narratif, depuis Mauvais sang.
Fiche technique Annette, sortie le 6 juillet 2021 Distribution: UGC Réalisation : Léos Carax Scénario : Ron Mael et Russell Mael Musique et chansons : Sparks Marionnette : Estelle Charlier et Romuald Collinet, de la compagnie La Pendue Interprètes : Adam driver, Marion Cotillard, Simon Helberg
« So may we start ? ». Le prologue en lui-même est un hymne à la mise en scène. Un long plan-séquence enchanteur (et chanté) où il installe d’abord le metteur en scène – lui-même – avant de filmer les Sparks, compositeurs et auteurs des superbes chansons du film, puis de faire arriver ses deux stars (Driver et Cotillard), qui se lancent tous dans une balade chorégraphiée dans un Los Angeles reconstitué. Le film peut ainsi commencer après avoir présenté ses trois piliers.
« Weeeeee looooove tooooogetheeeeer sooooo muuuuch«
Une fable macabre et romantique va défiler sous nos yeux. Adam Driver file en moto vers un théâtre. Il incarne un comédien de stand-up insolent, incorrect, roi de sa scène, un gorille qui boxe son public avec ses punchlines. Il les massacre avec son humour corrosif. Marion Cotillard part en SUV aux vitres fumées vers un opéra. Elle est une soprano au sommet de sa gloire, douée pour les personnages qui meurent dans la souffrance, sacrifiée à son public qui veut être sauvé de ses péchés. Il salue la diva de les avoir guéris de leurs peurs. Deux célébrités que tout oppose et que seul l’amour unit. « L’insecte » met à la retraite sa « vie de baiseur » pour cette reine irréelle. Parabole de la Belle et la bête avec le rebelle comique et la tragédienne sentimentale.
Car Annette flirte avec les contes. Dans cette atmosphère nocturne, propre au déploiement de l’imaginaire, dans cette ambiance où le vert (couleur de la jalousie, de la mort et du hasard) domine, Leos Carax multiplie les références à Blanche-Neige (le miroir, la pomme, la forêt hostile …) et au fantastique. L’inconscient dicte les destins. Si l’histoire d’amour est évidemment celle d’un conte de fée, elle tourne mal par la violence et les démons qui habitent le mari. Carax transforme son prince charmant en âme damnée, hantée par ses crimes, dévorée par l’envie, dévastée par la perte de sa gloire … L’amour a tué son humour, comme s’il avait signé en blanc un pacte faustien. Ce qui fait craqueler son couple… Pas étonnant que Cotillard oscille entre le jaune et le rouge, le soleil et le sang.
Ils se sont pourtant tant aimés. Si le scénario tient en quelques lignes, et si l’intrigue n’a rien d’original, Leos Carax prend soin de construire une belle romance où l’on chante pendant un cunnilingus ou une pénétration en cuillères. A défaut de vouloir emprunter le chemin radical voire expérimental de ses précédents films, le réalisateur cherche à faire rire, pleurer, swinguer. Il peut compter sur les musiques mélancoliques ou rythmées des Sparks, la répétition des refrains, et quatre morceaux entêtants : le prologue, la fusion des deux amoureux, le monologue du chef d’orchestre (qui prend soin de s’interrompre à chaque élan symphonique) et l’épilogue entre le père et sa fille (duo-dialogue touchant).
Si parfois son récit s’étire un peu longuement, Annette sait surprendre pour nous cueillir et nous épater. Ce film sur l’impitoyable monde du showbiz s’offre des déviations inattendues (comme ces flash-infos d’une émission sur les célébrités) et des idées proprement géniales (l’incarnation d’Annette en marionnette, qui renvoie à l’idée d’irréalité). Carax mélange les langages pour divertir mais aussi pour se renouveler : la scène et les mots, le lyrique et les rêves, les musiques et les décors (expressionnistes parfois), les images qui se superposent et les chansons qui traduisent les situations ou les émotions.
Mais Carax se fait aussi du mauvais sang pour la génération qui vient, celle de sa fille, à qui le film est invisiblement dédié. #MeToo, patriarcat, féminicide, virilité mal placée, exploitation abusive des enfants par leurs parents, vie privée mise en pâture du public : tout y passe, au gré de séquences plus ou moins longues, avec une maestria assez admirable, évitant de peu, parfois, le grotesque ou le ridicule.
Pour cela, il puise dans les drames aux passions tristes de Demy, dans la folie impertinente de Tommy, dans l’humour noir de La petite boutique des horreurs, dans l’irrévérence d’un John Waters, dans un final hommage à Dancer in the Dark, dans une marque sur le visage de Driver, faisant écho à celle de M le Maudit, ou dans le bricolage visuel d’un Gondry. Quant au yacht battu dans la tempête (et son issue), on penserait bien à un autre fait divers : la mort de Natalie Wood.
Driver conducteur
Cependant, si les femmes ont toujours été importantes dans le cinéma de Carax, idolâtrées même, ce sont bien les hommes qui jouent ses alter-égos, que ce soit son double, Denis Lavant, ou Guillaume Depardieu (dans Pola X). Avec Adam Driver, il change de stature (et de carrure). Il a trouvé dans l’acteur américain tout ce qu’il recherche : une ambivalence masculine-féminine, un tordu qui disjoncte, un complexé névrosé, un fou amoureux et un amoureux fou. Driver, par son charisme et la subtilité poétique de son jeu, sa fragilité sensible qui adoucit sa prestance, son désespoir palpable qui atténue sa monstruosité, a construit un personnage de beau salaud pour lequel on a de l’empathie et même une forme de compassion. Coupable idéal, il mène son personnage comme on conduit un orchestre, dans ses silences comme dans ses ivresses, dans ses moments doux comme dans ses envolées pulsionnelles.
A lui seul, il dicte le tempo et le vibrato. On aurait aimé être davantage bouleversé, on aurait sans doute voulu un peu plus de prises de risques, on aurait assurément apprécié un conte moins moral (mais après tout, un conte peut-il être immoral ?). Cependant, entre la musique des Sparks, la performance d’Adam Driver, le coup de génie de la marionnette Annette et une mise en scène qui propose du pur et grand cinéma, ne soyons pas aigris ou rabat-joie. Carax a réalisé un film accessible à tous, à sa façon, sans se renier, avec cette joyeuse tragédie ou cette comédie sarcastique (au choix), maniant la métaphore à la perfection, assemblant ses influences sans accrocs. Une bénédiction qui donne raison à sa folie des grandeurs et démontre son désir de 7e art. Cette singularité ne brille que dans une salle obscure, quand s’allume la lumière du projecteur. Cette magie, on la retrouve dans le personnage d’Annette, dont la voix est guidée par la lune, mère de tous les songes et des mystères. Le créateur a filmé sa muse.