Cannes 2021 | Grosse Freiheit (Great Freedom), déclaration d’amour aux victimes oubliées du Paragraphe 175

Cannes 2021 | Grosse Freiheit (Great Freedom), déclaration d’amour aux victimes oubliées du Paragraphe 175

Sebastian Meise présente à Un certain regard un drame sur un homosexuel arrêté et emprisonné trois fois dans l’Allemagne des années 1940 à 1960. Ce superbe récit sur la discrimination et les préjugés, liés à une Loi inepte, réhabilite ces victimes, qui ont connu les camps de concentration et les prisons allemandes durant plusieurs décennies pour cause d’actes contre-nature. Le paragraphe 175 a fait l’objet de documentaires et de films. C’est aussi le sujet d’une exposition, actuellement présentée au Mémorial de la Shoah à Paris.

Le film

Hans Hoffman est gay. Accusé dès la seconde guerre mondiale par les Nazis pour homosexualité, au nom du paragraphe 175 dénonçant les actes sexuels contre-nature, il est dépoté dans un camp, avant de finir sa peine en prison lors de la Libération par les Américains. Il y retournera deux fois dans les deux décennies qui suivent, pour le même motif. Une première fois, avec son grand amour, une seconde fois après avoir été espionné dans des toilettes publiques – les tasses – où il baisait les hommes avides de sexe. Notamment, Leo, beau et jeune enseignant, qui voit sa vie brisée pour un plan cul dans les chiottes. A chaque séjour, il croise Viktor, hétérosexuel, emprisonné pour meurtre et camé. Tour à tout mentor, consolateur et complice, ils nouent une amitié inhabituelle, presque amoureuse.

Fiche technique
Grosse Freiheit (Great Freedom), 1h57
Réalisation: Sebastian Meise
Scénario: Thomas Reider, Sébastian Meise
Distribution: Paname
Avec Franz Rogowski, Georg Friedrich, Anton von Lucke, Thomas Prenn 
Sélectionné à Un certain regard au Festival de Cannes 2021                                                                                                                                                                                                                                                                  

La critique

Avec Grosse Freiheit (Grande liberté en français), Sebastian Meise filme une honte nationale : la discrimination et l’emprisonnement des homosexuels en Allemagne, qui aura cours jusqu’aux années 1970. Ce film carcéral (un genre en soi) parvient très vite à nous happer grâce à une construction narrative habile, sans abuser d’effets dramatiques. A chaque passage en isolement, dans le noir absolu, traité comme une bête, le personnage d’Hans Hoffman change d’époque. On commence ainsi à la fin des années 1960 avec une peine de deux ans. Il grisonne légèrement, porte la moustache. Franz Rogowski, qui l’incarne, est une fois de plus remarquable dans les silences et les non-dits, la fatalité de son destin et la résignation : celle de vivre un destin de maudit. On comprend vite que ce n’est pas son premier séjour. Il est entré dans cette prison plus de vingt ans auparavant, jeune et traumatisé par son séjour dans les camps. Il y est revenu entre les deux, au sommet de sa beauté, fou amoureux jusqu’à l’issue tragique de son couple.

Si ce n’est pas le premier film à traiter de ce fameux Paragraphe 175, qui a conduit à la déportation (sous les Nazis) et l’arrestation de dizaines de milliers d’hommes, c’est sans aucun doute le film le plus abouti sur ce thème. Sans doute parce qu’il trouve l’équilibre entre la vie quotidienne en prison, la sensibilité et la fragilité masculine des personnages, et l’émotion touchante qui naît des relations entre les personnages principaux, à commencer par celle qui relie l’homo Hans à l’hétéro Viktor (Georg Friedrich en impose dans le rôle).

Car, au-delà du très beau scénario, épuré, maniant l’ellipse à la perfection, et dévoilant quand il le faut les informations nécessaires pour comprendre la trajectoire de Hans, la mise en scène réussit, avec peu de dialogues finalement, à nous faire oublier cette « vie de merde » pour la transformer en belle odyssée romantique.

De ce récit fragmenté, où le drame rode en permanence, le réalisateur allemand ne dévie pas, lui non plus, de sa trajectoire. De l’injustice qui sert de fil conducteur découle une histoire d’amour qui ne dit pas son nom entre un pédé taiseux et un hétéro drogué. Ils se consolent, s’entraident, se soutiennent dans les moments les plus durs. Bien sûr, les deux rêvent de liberté. Mais que faire de cette liberté ? Être dehors ? Ou être avec celui qui compte, avec qui on se comprend ? L’amour comme seule évasion, voilà ce que filme le cinéaste. La chaleur humaine dans ce monde hostile et brutal.

Ce portrait d’une masculinité tendre et fluide est avant tout une belle rencontre romanesque et improbable, où l’humain défie ses préjugés, tout en dénonçant les juges qui se raccrochent à une morale dogmatique et rétrograde. Sebastian Meise nous emmène alors dans un des plus beaux épilogues récemment vus, sans paroles, sans explications nécessaires. Juste le geste d’un homme patientant dehors, pour retrouver le seul homme qu’il peut aimer sans lui détruire sa vie.

Le paragraphe 175

La déportation des personnes LGBTQI est un sujet d’étude relativement récent. D’abord parce qu’il a été longtemps tabou, ensuite parce qu’il a été très difficile de dénombrer ceux qui n’avaient pas explicitement le « triangle rose » dans leur dossier. Sous le régime Nazi, on estime qu’entre 46 000 et 50 000 homosexuels auraient été emprisonnés ou internés, et qu’entre 5 000 et 10 000 y seraient morts

Cependant, ces chiffres pourraient être plus importants. De nombreuses femmes lesbiennes étaient déportées plutôt pour leur idéologie (communiste) ou leur religion (juive). Le paragraphe 175 de la loi allemande a été encore récemment l’objet d’un discours engagé aux Teddy Awards (cérémonie de 2017), rappelant les inégalités de droits qui touchaient ceux qui ont subi le joug de cette loi envoyant toutes personnes ayant des « actes sexuels contre nature » en prison. Ce paragraphe qui criminalisait l’homosexualité masculine, de 1871 à 1994, n’a été abrogé qu’en 1969 pour ses dispositions aggravantes (comme le montre le film. Il a surtout permis de poursuivre les homosexuels devant la justice et de les condamner parfois à des peines de prison des années 1930 aux 1970, facilitant la déportation des gays dans les camps. La légalité de la répression de l’homosexualité par le régime nazi a même été confirmée par la Cour fédérale constitutionnelle de l’Allemagne de l’Ouest en 1957, entraînant l’emprisonnement de 45000 personnes entre 1950 et le milieu des années 1960. Si la réhabilitation des condamnés de la période nazie est votée en 2002, il faudra attendre 2017 pour que le gouvernement fédéral allemand décide de réhabiliter les 50000 personnes poursuivies pour homosexualité en RFA après la Seconde Guerre mondiale.

Le cinéma et la déportation des homosexuels

Bent

Il y a d’abord un documentaire, primé par la critique à la Berlinale, réalisé par Rob Epstein et Jeffrey Friedman en 20000 : Paragraphe 175 raconte les persécutions subies par les homosexuels durant le IIIe Reich. Six témoins racontent, dont Pierre Seel, coauteur de Moi Pierre Seel, déporté homosexuel (Calmann-Lévy). Ce livre a inspiré Giovanni Coda pour son film expérimental Il rosa nudo.

La même année, Sounds from the Fog de Klaus Staniek, est un autre documentaire, cette fois-ci basé sur la biographie de Wilhelm Heckmann, musicien dans un camp.

Côté fiction, on mentionnera Un amour à taire, téléfilm de Christian Faure (2005), où Jean (Jérémie Renier) est dépoté pour homosexualité, et son amant, Philippe (Bruno Todeschini) est fusillé. Car les lois allemandes s’appliquaient aussi en France ou en Italie. Revoyez Une journée particulière, d’Ettore Scola, avec Marcello Mastroianni et Sophia Loren, où le personnage Gabriele est arrêté puis déporté à cause de son homosexualité. Le film le plus explicite sur cette sombre période est évidemment Bent, adapté de la pièce à succès de Martin Sherman. Prix de la jeunesse à Cannes en 1997, le film de Sean Mathias, avec Clive Owen, Ian McKellen, et Mick Jaeger, plonge dans le Berlin interlope des années 1930, avant d’envoyer les « triangles roses » à Dachau pour une destination finale.

L’expo au Mémorial de la Shoah

Depuis le 17 juin et jusqu’au 1er février, le Mémorial de la Shoah propose (en accès libre) « Homosexuels et Lesbiennes dans l’Europe nazie ». C’est la première fois en France qu’une exposition traite spécifiquement de ce sujet, partant des années 1900 jusqu’au travail de Mémoire actuel. On y voit, entre autres, les enfants de l’écrivain Thomas Mann, Klaus Mann et Erika, qui ont fait l’objet d’un puissant documentaire Fuir pour vivre – L’Histoire d’Erika et Klaus Mann. Mais surtout on découvre le premier film de l’histoire du cinéma ayant pour thème l’homosexualité, Différent des autres, réalisé en 1919 par Richard Oswald, qui dénonce le fameux paragraphe 175. Longtemps inaccessible, après de nombreuses censures et destructions, une copie fut retrouvée en Ukraine dans les années 1970. C’est un plaidoyer contre l’intolérance et la discrimination dont sont victimes les homosexuels, s’achevant en tragédie.