Cannes 2021 | Wes Anderson au sommet de sa créativité avec The French Dispatch

Cannes 2021 | Wes Anderson au sommet de sa créativité avec The French Dispatch

Ode à la France, le nouveau film du réalisateur américain, en compétition au Festival de Cannes, démontre une fois de plus sa virtuosité, avec un imaginaire et une inventivité débridée au service de quatre histoires enthousiasmantes.

Attendu depuis un an, The French Dispatch, le nouveau jouet cinématographique de Wes Anderson, tient davantage du film conceptuel poussé à l’extrême que de la comédie distanciée et nostalgique.

Le film est un hommage au grand journalisme, celui qui mêle l’enquête immersive et l’écriture littéraire, comme on peut le retrouver encore aujourd’hui dans quelques revues. En imaginant un journal improbable, américain mais basé en France, à Ennui-sur-Blasé, le réalisateur s’amuse à construire son arc narratif comme un « chemin de fer » (le déroulé d’un média écrit dans sa totalité). Trois rubriques ouvrent sur une histoire distincte, chacune dans une décennie différente. Elles sont ainsi racontées comme trois courts métrages qui se suffiraient en eux-mêmes, auxquelles s’ajoutent une présentation de la ville imaginaire (les pages locales) par Owen Wilson en vélo, et un fil conducteur : il s’agit du dernier numéro du magazine, qui se conclura sur la nécrologie de son fondateur et directeur (Bill Murray). Son testament stipule que le journal ne devra pas lui survivre.

On pourrait détailler chacun des reportages : l’histoire d’Ennui-sur-Blasé, typique de la France d’après-guerre et hommage à La guerre des boutons : ce peintre enfermé à l’asile et se servant de sa geôlière comme muse, déclaré génial pour son art brut ; les manifestations étudiantes (Mai 68 en toile de fond), où « les enfants sont grognons », où planent l’âme de Saint-Germain-des-Prés (De Beauvoir, les chanteurs réalistes, les cigarettes Gaullistes…) ; ou enfin cette enquête gastronomique qui mélange jargon de cuisine et argot de police.

De Tati à Zeffirelli

On pourrait aussi être épaté par le casting franco-hollywoodien, toutes générations et genres cinématographiques confondus, offrant des duos improbables (Del Toro et Seydoux, Chalamet et Mc Dormand, Wright et Amalric…).

Mais The French Dispatch n’est pas un film simplement divertissant, étoilé, élégant comme du papier glacé. Wes Anderson, sans se réinventer, poursuit plus loin l’exploration de son style. L’expérience est ardue tant le film bombarde le spectateur de détails (décors et accessoires conçus avec une minutie perfectionniste), de textes presque littéraires non dénués d’esprit, d’ironie ou de second degré (les voix off des journalistes couvrent 90% des dialogues), et de personnages singuliers incarnés par des acteurs jouant subtilement le minimalisme à la Tati.

Mais avant tout, Wes Anderson, dans cet hommage à une certaine culture française, écrase son film sous le poids de sa créativité, esthétique et visuelle, et de son écriture, aussi stylée que stimulante. Chaque partie a sa propre énergie et le cinéaste n’hésite pas à construire décors ou scènes en fonction des mouvements de sa caméra, à réinventer ses transitions. Il s’autorise aussi à dévier son formalisme au profit de son imaginaire illimité, en usant de toutes les techniques permises par le cinéma : faux décors, reconstitutions, maquettes, pièce de théâtre, film d’animation (digne d’un album de Blake et Mortimer), etc. Sa filmographie aussi hybride que cohérente l’a amené à ce film fou, presque gigogne. On peut le revoir pour saisir intégralement le texte et ses digressions, comme on ne peut en voir qu’un épisode parmi les quatre pour se délecter pleinement de celui-ci.

Aux arts, citoyens!

Il ne s’agit pas pour lui de faire vibrer, pleurer ou rire (mais si les zygomatiques de détendent souvent). Wes Anderson cherche à distraire tout en insufflant toutes ses passions, généreusement partagées avec le spectateur, qui peut y être indifférent comme adepte. Il déconstruit à sa façon une forme de cinéma narratif, en multipliant formellement les propositions : noir et blanc ou couleur, prises de vues réelles ou animées, histoire dans l’histoire ou apartés, aucun enjeu dramatique mais quatre récits écrits pour nous amuser… C’est également un hymne aux arts (peinture, bande dessinée, spectacle vivant, littérature) et au temps libre (jeux d’échecs, cafés, gastronomie, sexe). Ici, on peut boire le matin, fumer au Sans-Blague, être chef japonais et se nommer Nescoffier, faire l’amour avec une femme de deux fois son âge, mais il ne faut jamais pleurer dans le bureau du patron…

Rares sont les cinéastes qui disposent de leur propre univers artistique. Un film d’Anderson est immédiatement reconnaissable, et celui-ci ne fait pas exception. A la fois poétique et métaphorique, français et américain, cet assemblage trouve sa cohérence dans cette unicité cinématographique.

The French Dispatch est une œuvre raffinée si particulière qu’elle en devient insolite et même iconoclaste. C’est aussi un grand film révérencieux et moqueur signé par un natif du Texas idolâtrant une société qui lui est a priori étrangère. On en conclut que ce n’est pas un journal de correspondants qu’il a écrit. C’est plutôt un tableau familial personnel qu’il a peint.