Reprise | In the Mood for love, éloge de l’amour atemporel

Reprise | In the Mood for love, éloge de l’amour atemporel

Il y a 21 ans, Wong Kar-wai charmait le Festival de Cannes avec l’envoutante histoire de M. Chow et Mme Chan. Le cinéaste nous replongeait avec nostalgie et mélancolie dans le Hong-Kong de 1962. Journaliste, Chow emménage avec sa femme dans un nouveau logement, en plein cœur d’un immeuble habité par la communauté shangahaïenne. Il y rencontre Chan, ravissante jeune femme qui vient elle aussi d’emménager avec son époux. Celui-ci, représentant d’une société japonaise, est régulièrement absent. Lui-même souvent seul, l’élégant Chow passe de plus en plus de temps avec la grâcieuse Chan, jusqu’au jour ou les deux amis découvrent que leurs époux respectifs sont amants… Dès lors, ils essaient de comprendre comment cette histoire d’a (comme adultère) a pu commencer. A ce petit jeu, ils tomberont eux aussi amoureux l’un de l’autre.

Depuis deux décennies, on garde en tête les ralentis sur les gestes, la musique devenue culte et les décors d’un autre temps.

Tourné dans le plus grand secret, le film est un vieux projet de Wong Kar-Wai. Il réunit la splendide Maggie Cheung (et le magnifique Tony Leung Chiu-wai, qui sera honoré d’un prix d’interprétation à cannes pour son rôle Cheung était présente dans le premier film du cinéaste. Et Leung est un habitué, puisqu’il avait déjà accompagné le cinéaste à Cannes en 1997 pour Happy Together, Prix de la mise en scène.

Un tournage sans fin


Déjà réunis dans Center Stage, du Taïwanais Stanley Kwan, ces deux beautés produisent ici une alchimie insaisissable sur l’écran, à peu près aussi dangereuse que la mise en scène hypnotique et virtuose de Wong Kar-Wai.


Pour l’anecdote, le film n’était pas terminé lorsque Gilles Jacob a annoncé la sélection cannoise en avril 2020. C’est d’ailleurs une copie de travail (le son n’est pas mixé) que les festivaliers contempleront. A l’origine, WKW souhaitait réaliser un film en trois histoires, après avoir abandonné son projet Summer in Beijing. Finalement il se concentra sur l’unique segment qui l’intéressait, l’histoire sur l’infidélité. Le tournage fut éprouvant. Produit par un français, le film fut tourné durant 15 mois, avec un script évoluant constamment, des tensions entre le metteur en scène et ses deux acteurs chéris. Pour retrouver une ambiance de Honk Kong dans les années 1960, il du s’expatrier à Bangkok, où les appartements exigus furent contraignants pour l’équipe technique. In the mood for love, comme Les Années Sauvages, est un film sur une époque révolue.

César du meilleur film étranger, énorme succès pour un drama asiatique (1,1 million d’entrées en France), le film aura une suite, 2046 (aussi présentée à Cannes), titre qui est le numéro de la chambre où se retrouvent Chan et Chow.

Même le thermos est sexy!

Wong Kar-wai, tendance impressionniste. Avec In the Mood for love, le cinéaste de Hong Kong, qui nous surprend à chaque film donne une véritable leçon de cinéma, croisant Antonioni et Almodovar, dans un tableau où il atteint le summum de sa mise en scène. Sa grammaire du 7ème Art se mélange à la vision d’un auteur totalement en phase avec les images de son époque. Ce qui produit une œuvre culte, qui sera plagiée à l’infini.


Le film rassemble la chorégraphie d’un ballet des corps qui s’aimantent et se séparent, l’image aérienne d’êtres qui se croisent et s’évitent, la peinture colorée et abstraite où les visages sont des profils et les détails de la vie des éléments centraux. Chaque plan révèle l’absence, le non dit, l’imperceptible et l’invisible. On ne voit jamais le mari de Maggie Cheung (belle au-delà des mots), ni la femme de Tony Leung (en tout point parfait). Wong Kar-wai cherche des réponses à des questions simples sur l’amour, la blessure liée à l’infidélité, les origines d’une rencontre, et surtout le regret. Le goût d’amertume laissé par un couple désemparé et abandonné conduira à des choix qui auraient pu en être d’autres. Subtil, In the Mood for love égare ce « couple malgré-lui » , dans un jeu préilleux où l’on tombe amoureux, où la culpabilité guette et où l’on ressent un immense vide sans l’autre. La musique a des airs de complainte… Elle n’est que la traduction de sentiments lancinants qui s’évaporent avec le temps.


Par ailleurs, le réalisateur établit un portrait du Hong Kong des années 60, celui de son enfance, avec le portrait de ce voisinage très indiscret, la photo de ces rues vides et nocturnes, pluvieuses et sordides. Avec des décors superbes – les bureaux, les appartements ou les restaurants -, le réalisateur nous installe dans un univers qui lui est propre, presque claustrophobe, à base de couleurs pastelles et flashy, retransposition acidulée de l’époque.

Passion impossible

Il y ajoute des images dérisoires et pleines de dérisions, où le bout de viande moutardé devient drôle, le thermos rempli de nouilles est sexy et où l’on est saisit par sa façon de filmer le Temple d’Angkor, tel un corps ou un amour abandonné, détruit et anciennement beau, voire spirituel. Incarnation monumentale d’un amour en voie d’extinction.

On ne peut pas faire plus belle allégorie.


En ralentissant les images ou en inversant certaines scènes (qui ainsi se font écho), il filme avec délicatesse un jeu félin entre deux acteurs divins. Deux comédiens à l’allure adolescente en quête d’un absolu, malheureusement et tragiquement défait par la trahison des « légitimes ». Le scénario mélange habilement ce jeu qui les piège, où chacun joue le rôle de l’époux, cherchant à comprendre, et même à anticiper sa réaction face à cet adultère sans mode d’emploi. Une passion fugace et retenue où l’on a conscience qu’elle est inconvenante et subtilement transgressive.

Un film paysage qui varie selon nos regards

Mélo à la Sirk, In the Mood for Love est devenu un mythe de son époque. Une œuvre absurde, ne reposant sur aucun code narratif classique, et intelligente où l’essentiel est dans l’impression que ces images, ces musiques, ces gestes nous laissent. Comme si Kar-wai participait à fabriquer notre propre vision du film, en mélangeant nos souvenirs et ce qu’il a réellement filmé. Une confusion des émotions volontaire qui peut donner envie de la revoir, pour changer notre point de vue, tandis que notre regard sur cette mince histoire variera au gré de nos envies et de nos humeurs.

A travers ce jeu de miroir, le film apparaît nu de tout artifice, et se consacre à sa simplicité indéniable : il réinvente ainsi le cinéma en imprimant dans nos yeux un film atemporel, léger et profond. Un bijou qui nous laisse à bout de souffle. Comme si, en pleine étreinte, au bord des lèvres remplies de désir, le spectateur, figé, restait en apnée. Jamais le cinéaste ne retrouvera cette magie où le sensoriel est sublimé par deux sens: l’image et le son.