Jean-Paul Belmondo, classe tous risques (1/6)

Jean-Paul Belmondo, classe tous risques (1/6)

Il s’éclipse à l’âge de 88 ans, sans doute un peu conscience, même s’il n’était pas narcissique, qu’il allait entraîné une déferlante d’hommages. Jean-Paul Belmondo, un monument, un « trésor national » selon le président de la République, un monstre sacré, une légende. Rien n’est faux.

Né le 9 avril 1933. Ou le 10 mai 1949, quand il gagne son premier match de boxe amateur. Ou alors en 1956 quand il subit l’humiliation du concours du Conservatoire, acclamé par le public, méprisé par le jury, l’empêchant d’accéder à la Comédie française.

Mais pour les cinéphiles, Jean-Paul Belmondo est né le 16 mars 1960, voyou flâneur sur les Champs-Elysées. Il est l’acteur méconnu dans A bout de souffle, du cinéaste alors inconnu Jean-Luc Godard. Face caméra, interpellant le spectateur : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville… allez vous faire foutre !« . Il improvise, il impose sa nonchalence, sa désinvolture… Il a la classe, et déjà un doulos, la cigarette au bec, le regard séducteur, le sourire irrésistible, l’assurance de ceux qui n’ont pas peur de se prendre un rateau ou de mourir. A peine une heure trente plus tard, il meurt et « C’est vraiment dégueulasse. » Oui c’était vraiment dégueulasse de le voir gisant sur les pavés (il répètera ce sale coup trente ans plus tard dans Le professionnel).

Mais sous les pavés, il y avait un souffle de révolte. Belmondo impose en un seul film un jeu personnel, libre, délivré des carcans théâtraux et d’un cinéma de studio, épousant la caméra mouvante de Godard. Il dépoussière le cinéma, avant le Nouvel Hollywood, surfant sur une Nouvelle Vague montante. Il en devient l’icône.

Le film est un tel pilier du cinéma mondial, de l’histoire du 7e art, que toute la presse anglo-saxonne salue la star de Breathless pour célébrer soixante ans de carrière et sa disparition.

Collitude

Malgré sa désinvolture apparente, Jean-Paul Belmondo était un immense travailleur. Au début de sa carrière, il enchaînait quatre, cinq, six tournages. Tout son génie était de passer d’un registre à l’autre, du drame à la comédie, du film noir à l’aventure. C’est là que se trouve l’une des clés pour comprendre le talent de « Bébel ». Il ne s’agit pas seulement de popularité au box office ou de grands rôles chez des maîtres du cinéma. Il n’est pas simplement l’image d’un homme au visage peint en bleu, véritable empreinte digne de l’art contemporain, ou celle d’un gangster bien fringué, cigare au bec. C’est un art de balancer la réplique, de bouger dans l’espace, de se déguiser pour être un autre. C’était un Cyrano dans l’âme…

Belmondo a bousculé le cinéma français comme aucun autre acteur depuis Jean Gabin. « Le mot Belmondo est un verbe qui signifie vitalité, charisme, force de la nature. Il signifie super coolitude! » clamait Quentin Tarantino au festival Lumière lors d’un hommage. Sexy, fun, cool. Il l’était dès ses débuts. Avec sérieux. sans jamais renier sa bande. En passant de Melville à De Broca, de Verneuil à De Sica.

Egérie d’une génération de cinéphile, à l’instar d’un James Dean, acteur captant la lumière à la manière d’un Marlon Brando, flegmatique mais précis comme Steve McQueen, Belmondo s’avance dans le cinéma comme un lion dans sa savane. Il doit se battre. La boxe lui aura appris ça. Ne jamais baisser la garde, savoir encaisser les coups, maîtriser ses uppercuts. Il prendra tous les risques, jusqu’à aider des cinéastes comme Claude Sautet pour son premier film ou Alain Resnais, boudé par les financiers.

L’élégance n’était pas que dans ses costumes Cerrutti. C’est une question d’attitude. Ami fidèle, le « parrain » du cinéma français aura fait tourner la machine (jusqu’à devenir acteur-producteur-distributeur). Belmondo c’est un nom, et c’est devenu une marque. C’est une part de la culture française (exportée avec profits). Il vole dans d’autres cieux, à une hauteur inégalée, comme ces aigles (encore un animal prédateur me direz-vous) qui planent trop haut pour qu’on puisse les atteindre.

L’humilité, la dérision et les petites humiliations subies (c’est vrai quoi: avec son nez cassé et de telles oreilles, il ne pourra jamais être crédible en séducteur!) construisent alors sa force de caractère et son tempérament indépendant. Ni solitaire, ni marginal, un brin morfalou peut-être. Mais c’est bien cette combinaison qui va produire un personnage. Singe ivre en hiver, soldat en perm éperdument amoureux, faux chinois mais vrai dépressif, prêtre dans le doute, communiste réservé ou amoureux d’une prostituée, il cumule les emplois et contre-emplois avec une facilité déconcertante.

L’homme moderne

En quelques années, Belmondo devient une star. Une tête d’affiche. Aux côtés de Delon, Bardot, Moreau, Deneuve, … Mais, contrairement aux autres, il fabrique un personnage, comme De Funès, John Wayne, Charlot ou Gabin. C’est assez unique. Il amène le film à lui, mais lui ne se soumet pas à un genre (comique, western, drame). Son « character », si charismatique, se fond dans des œuvres éclectiques, dans des cinémas radicalement différents.

On en retient une énergie, une fougue dynamisante. A jamais Belmondo reste jeune, puisque même dans la quarantaine, il s’amusait à « cascader » comme un gamin dans un parc d’attractions. Emblème d’une époque révolue, d’une jeunesse qui allait jeter des pavés sur l’autorité quelques années plus tard, l’acteur était pourtant loin des films à message politique. Sa révolution était plus diffuse, dans sa manière de jouer, rendant obsolète les Jean Marais (il suffit de voir Cartouche), Gérard Philipe et autres beaux mâles de l’époque. Il s’inscrivait dans le pas des anciens (Gabin, Simon, Brasseur…) et insufflait une modernité qu’Hollywood pillera. Il avait du charme, suffisamment pour séduire Sophia Loren, Gina Lollobrigida, Claudia Cardinale, Françoise Dorléac, Anna Karina, Raquel Welch, Jacqueline Bisset… Il pouvait être fort ou faible, fin ou grossier, sensible ou dur, (faussement) dominateur, crâneur ridicule ou véritablement trouble, mystérieux, énigmatique.

Bébel, ce héros

Ainsi, en un demi-siècle, Belmondo a installé une nouvelle esthétique. Physique d’abord, avec son corps de sportif, exhibé mais pudique. Ce n’est pas un danseur mais un cogneur. Il ne valse pas, il court. Jeune, il souffle un vent de liberté dans le métier en apportant une manière de jouer naturelle, tout en s’adaptant aux styles des réalisateurs et aux genres de films. Plus tard, il pousse les limites du possible, défiant les lois de la gravité en acteur-cascadeur (sans effets numériques). Cette double esthétique est au service de l’incarnation d’un personnage, qu’on pourrait comparer à ceux de bandes dessinées, comme s’il passait d’une case d’Hugo Pratt à une autre d’Hergé. Il joue de son capital sympathie et séduit le public en exploitant jusqu’au milieu des années 1980 sa fougue juvénile… Il crée finalement le personnage de « Bébel », le jeu et le style Belmondo.

En cela, il a changé le visage du cinéma français. Certes, il n’avait pas la beauté picturale de Delon, mais il possédait cette force intérieure et cette virilité qui en ont fait le héros idéal, tout en se moquant du macho, en se laissant tenir en laisse par une jolie femme, en assumant chacune de ses frasques ou en draguant à l’ancienne. Bébel montrait ses muscles, sa folie et ses tourments. Ou, au contraire, enfouissait ses émotions pour mieux les révéler par sa voix qui tremble ou un regard qui se baisse. Il a bouleversé le cinéma en préférant le naturalisme à l’académisme, le jeu au je. Sans esquive, sans riposte, il a choisi l’absorbtion. En boxe, cela signifie une action défensive qui consiste à accompagner le coup adverse pour annihiler son effet.

Et en moins de dix ans, il a mis tout le monde K.O.

[à suivre: Jean-Paul Belmondo, l’acteur qui plaît]