L’événement : un enfer de femmes

L’événement : un enfer de femmes

Lion d’or à Venise, cette adaptation du récit intime d’Annie Ernaux est brillament mis en scène par Audrey Diwan, qui en fait à la fois un thriller survivaliste captivant et radical et un drame immersif et terrifiant.

Un film comme un diamant brut, pas tout à fait pur. En or, à Venise. En Titane aussi, quelque part, dans son sujet. A coup sûr, Audrey Diwan aurait eu une chance aux Oscars tant elle coche toutes les cases avec son deuxième long métrage.

La journaliste, essayiste et réalisatrice aime les sujets de société. Après la drogue, l’avortement. En cette époque où les droits des femmes semblent assaillis par les attaques des moralistes et ultra-conservateurs, le film ne pouvait pas mieux tomber. Adapté du récit bouleversant et intime d’Annie Ernaux, L’événement est un film important, encore maintenant.

Parcours de la combattante

Audrey Diwan a su trouver la distance et la justesse nécessaires à une telle histoire. Au début des années 1960, dans une France encore conservatrice et catholique, où la jeunesse n’a que les bars et l’université pour s’émanciper, une jeune fille, Anne, étudiante prometteuse, tombe enceinte. Elle décide d’avorter, prête à tout pour disposer de son corps et de son avenir. Malgré les on-dit, les convenances et l’illégalité de l’avortement, elle s’engage seule dans une course contre la montre, bravant la loi et la société, mais risquant aussi de mettre sa vie en péril.

Chronique d’un temps passé pas si lointain, le film aurait pu être une simple illustration d’un combat individuel, seule et contre tous. Le montage est parfois paresseus, entre allégories déjà vues et ellipses attendues. La caméra paraît aller au plus simple, au plus sobre. Et pourtant…

Progressivement, on abandonne la ribambelle de personnages pour ne s’attacher qu’à cette jeune provinciale refusant la fatalité (Anamaria Vartolomei, formidable). L’actrice donne littéralement de sa personne, tantôt séductrice, tantôt enlaidie, jouant de toutes les nuances de son état, de la détermination mentale à la souffrance physique.

Au péril de sa vie

C’est là que L’événement se métamorphose en un grand film. Audrey Diwan colle la caméra aux mouvements et au tempérament de son héroïne. Au fil du récit, l’écran se contracte autour d’Anne, de sa vie comme de son visage. La tension monte d’un cran à chaque étape de ce parcours d’obstacles. De manière épurée, la mise en scène se focalise sur cette grossesse non désirée et les implications entraînées par l’illégalité de son interruption. « Et, comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi » lit-on dans le livre.

Nous voici dans une France divisée en deux : les complices et les dénonciateurs, les progressistes et les conservateurs. Le sexe comme péché et comme honte pour ceux nés avant-guerre, le sexe comme outil libérateur et source de plaisir pour ceux de l’après-guerre. Des hommes dominants ou compréhensifs. Tant de compromis, de concessions, de prises de risque. Et heureusement, une sororité bienvenue qui permet à la solidarité entre femmes de contourner les écueils.

Mais si on sort chamboulés, tendus, révoltés de L’événement, c’est bien parce qu’Audrey Diwan, en trois scènes, dont l’épilogue qui met fin brutalement au film, nous immerge dans l’horreur de l’avortement. Frontalement, elle décrit d’abord une automutilation dont on ressent toute la douleur, puis un avortement clandestin mais maîtrisé qui ne nous laisse pas indemme, pour finalement nous embarquer dans la dernière tentative (en solitaire), fiévreuse et viscérale, qui nous met à terre.

La caméra est toujours placée au bon endroit. Dans le premier cas, on voit le visage grimaçant du supplice infligé, tout en devinant les gestes impactant l’appareil génital. Dans le suivant, le plan d’ensemble expose l’avorteuse (Anna Mouglalis, impériale) et l’acte minitieux opéré pour se débarrasser du problème. Dans l’ultime séquence, on se tord et on tremble avec Anne. Pas sûr qu’elle le passe par pertes et fracas, plutôt craintif qu’elle n’y passe à son tour.

Une affaire d’hommes et de morale

A travers ce film, Audrey Diwan rappelle ainsi que l’avortement est un choix personnel qui a tout intérêt à être encadré par des professionnels de santé, loin de toutes considérations morales ou religieuses. Elle pointe du doigt ce partiarcat qui décide à la place des femmes, et les condamne ainsi à n’être que des génitrices. L’événement est un film sur l’émancipation d’une jeune femme qui devendra l’une des plus grandes écrivaines françaises (et qui sera mère par deux fois).

« En écrivant, je dois parfois résister au lyrisme de la douleur ou de la colère. Je ne veux pas faire dans ce texte ce que je n’ai pas fait dans la vie à ce moment-là, ou si peu, crier et pleurer » peut-on lire dans son texte. Pourtant ce livre comme ce film est bien un cri universel sur la liberté des femmes, et de leur corps. En montrant là où ça fait mal, la cinéaste n’épargne pas le spectateur, mais évite pathos et didactisme pour rendre son film plus universaliste et le sortir de son pays, de son époque, de sa culture. Un réalisme brut qui nous asphyxie tout en nous libérant.

Dans son livre, Annie Ernaux rappelait : « J’ai fini de mettre en mots ce qui m’apparaît comme une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps. » Audrey Diwan a su traduire en images cette expérience charnelle et radicale de manière captivante, brillante et simple.