The Power of the Dog : la magnifique allégorie de Jane Campion contre le patriarcat toxique

The Power of the Dog : la magnifique allégorie de Jane Campion contre le patriarcat toxique

Le cinéma de Jane Campion est-il si insaisissable ? On peut parler de ses influences (Bunuel, Polanski, Kubrick, Lynch, Resnais, entre autres), de la singularité de ses récits, jamais binaires même s’ils sont souvent moraux, de l’hétérogénéité des genres, passant de l’un à l’autre pour se renouveler et se ressourcer, de la force de certains plans, qui s’inscrivent à jamais dans nos mémoires par leur seule beauté visuelle, et qui forgent un style poétique et pictural.

A chaque fois, elle détourne le genre à sa manière, que ce soit un biopic, une série, un cinéma de patrimoine, un mélodrame, un thriller érotique, et cette fois-ci un western avec The Power of the Dog. Peu importe la forme finalement. Elle insuffle toujours son point de vue féminin et son esprit rebelle., cette touche d’ironie qu’elle pointe même dans les moments les plus douloureux ou les actes les plus cruels. Elle apporte une humilité (les paysages écrasent l’humain), une humanité (y compris chez les bourreaux), et une animalité (l’instinct l’emporte souvent sur la raison).

The Power of the Dog est le dixième long métrage de Jane Campion, le premier depuis le très beau Bright Star il y a douze ans. Douze années durant lesquelles elle a plongé deux fois dans la série Top of The Lake. Et il est indéniable qu’elle revient avec l’un de ses plus beaux films et sans doute le plus accompli depuis sa Palme d’or, La leçon de Piano.

Les différentes masculinités

Elle revient un siècle en arrière dans un Montana reconstitué en Nouvelle Zélande. En situant son Western dans les années 1920, Jane Campion acte les mutations de cet Ouest sauvage. Les voitures apparaissent. Les Indiens disparaissent. Si les hommes n’ont jamais été absents de son cinéma (Sam Neill dans La leçon de Piano, Ben Whishaw dans Bright Star), on ne lui fera pas offense en affirmant qu’elle est une cinéaste qui a filmé avant tout les femmes. Dans The Power of the Dog, elle innove en plaçant les hommes au cœur de son récit. Trois hommes, très fragiles, reliés par une femme, pas moins vulnérable, à la fois mère, épouse et belle-sœur. Il faut y ajouter l’ombre planante d’un fantôme érigé en mythe. Et une mise en scène inspirée, esthétique et puissante qui donne une dimension spectaculaire à ce drame intriguant.

Les récits s’entrecroisent, avec au centre, Phil, le frère ainé (Benedict Cumberbatch a son sommet). Face à son frère, George (Jesse Plemons, impeccable en homme raisonné et raisonnable), que tout oppose, sa belle-sœur, Rose (Kirsten Dunst, d’une justesse impressionnante, trouvant ici son plus beau rôle dans Melancholia il y a dix ans), qu’il méprise et maltraite, et le fils de celle-ci, Peter (Kodi Smit-McPhee, belle révélation), Phil apparaît agressif, misanthrope, violent, misogyne, autoritaire, manipulateur. Il faut toute la splendeur des paysages pour apaiser la tension et la férocité ambiantes.

A chaque partie du récit, Jane Campion alterne les perspectives et les points de vue. Le spectateur passe ainsi de personnages en personnages. Au fil des séquences et du temps, cela modifie la perception de chacun, le regard que l’on a sur cette chronique tragique. Si le personnage de Benedict Cumberbatch sert de fil conducteur à The Power of the Dog, Jane Campion change d’angles pour approfondir les aspects de son caractère comme son impact sur son entourage. Avec George, on le devine frère fusionnel, symbole d’une jeunesse et d’unmode de vie qu’il ne veut pas quitter, au nom d’un passé mythifié et révolu. Avec Rose, à qui il reproche de lui avoir volé son frangin en se mariant avec, se devine ses desseins les plus sombres. Il la pousse dans une forme de déchéance, un alcoolisme destructeur et une dépression dont il se repait. Avec Peter, tout va être beaucoup plus compliqué.

Loyauté et trahison

Peter est l’homme sensible, vulnérable, féminin, cérébral. Il trouble le confort et l’assurance du cow-boy solitaire et autoritaire. Le viril Phil va ainsi passer du rôle de macho homophobe et brutal à celui du paternalisme protecteur et transmetteur. Il ne se doutera jamais qu’il se fait piéger par le jeune homme, brûlant de venger sa mère et les différentes humiliations subies. Car Phil, à l’homosexualité refoulée, est aussi aveuglé par le charme et la beauté de cet étudiant, qui va exploiter cette « faiblesse » pour « tuer le (faux) père ». Le crime se passera d’explication (il suffit de se remémorer quelques plans pour comprendre le machiavélisme de l’affaire).

Jane Campion recadre sans cesse son récit pour nous mettre à la place des protagonistes, qui se replient souvent sur eux-mêmes de peur d’être en contact avec « l’ennemi ». Faisant évoluer notre ressenti sur chacun d’entre eux, elle atténue subtilement tous les préjugés que l’on porte sur eux. Jusqu’à nous surprendre avec un jeu de faux-semblants et une mécanique fatale et calculée qui va retourner la situation dans le dernier acte. Il faut répondre au diable dans la langue du diable. La maîtrise du scénario et de la mise en scène produisent l’effet escompté : le brillant portrait d’hommes et de femmes complexes, pétris de contradictions, dont aucun ne sort réellement indemme…

En déterrant tous les démons, The Power of the Dog, film aussi sophistiqué que viscéral, révèle simultanément la beauté et la laideur de la nature humaine, tout comme le film contemple la magnificience de la Nature et sa capacité à nous empoisonner. Le film puise son énergie dans les conflits taiseux et dans les secrets intimes. Mis en lumière, ils deviennent de plus en plus flagrants aux yeux de tous et défragmentent l’apparente paisible communauté du ranch.

Le poids du passé

Au milieu, il y a la souffrance. Celle d’un homme seul, hanté par un fantôme qui lui a servi de père et lui a tout appris, qui masque ses frustrations et ses désirs à travers une forme de tyrannisme et de cynisme. C’est un ancien diplômé brillant qui a préféré jouer les cow-boys, faute de trouver sa place dans le nouveau monde. Certains rentraient dans les ordres pour fuir leurs pulsions pécheresses, Phil a préféré la compagnie des vaches et la contemplation des grands espaces.

Jane Campion filme une masculinité toxique, allant des effets néfastes d’un patriarcat viriliste aux fantasmes enfouis d’une domination machiste. Mais grâce aux ambivalences de Phil et de Peter, elle dépeint aussi une masculinité riche et différente, où tout s’entrechoque : l’amitié et la peur du désir, la répulsion dictée par les dogmes et la nécessité de transmission, la fidélité, voire la loyauté, et l’esprit de revanche qui peut conduire à la trahison. C’est ainsi que la confiance qui se construit mène à la défiance, la déconstruction et la destruction.

Paradoxalement, comme l’a très bien dit Jane Campion au festival lumière en octobre dernier : « Je crois que Peter prend conscience avec tristesse que la vie de Phil est traversée par son amour pour un fantôme, tout en sachant qu’il aura le même souvenir de Phil, un formidable professeur, avec la corde, les balades à cheval, les conversations. Probablement, se remémorera-t-il Phil comme ce dernier se souvient de Bronco Henry.« 

A une différence près : en provoquant le destin de Phil, Peter a choisi de sauver sa mère plutôt que de marcher dans les pas de son mentor, aussi charismatique soit-il. En cela, The Power of the Dog est salvateur et rend justice aux femmes abusées, bafouées, humiliées. Pour répliquer à la toxicité d’un homme, pervers et narcissique, Jane Campion trouve un moyen non moins toxique (et tout aussi invisible) afin d’y mettre un terme définitif. Sur la corde, le film réussit à éviter tous les écueils et didactismes, en pariant sur l’intelligence du spectateur, l’inventivité du cadrage et la somptuosité de la photo. C’est là, sans doute, le pouvoir de Jane.