Steven Spielberg réalise une version plus politique et plus cinématographique de West Side Story

Steven Spielberg réalise une version plus politique et plus cinématographique de West Side Story

Steven Spielberg relève un sacré défi en refaisant West Side Story. C qui intéressera ici le cinéphile c’est évidemment la manière dont les nouvelles technologies et le cinéma des années 2000 transforment un « musical » connu de tous. Mais surtout comme le scénario a su mettre au goût du jour ce récit shakespearien tout en le teintant d’une vision désespérée et désenchantée.

Pourquoi refaire West Side Story ? A priori, un film qui a récolté dix oscars il y a soixante ans, semble intouchable, panthéonisé. Qui s’y frotterait se verrait immanquablement comparé… Mais, on peut aussi se dire qu’en peinture de nombreux artistes ont revisité les mêmes sujets, les mêmes récits bibliques ou mythologiques, ou qu’au théâtre on rejoue les grands classiques au fil des décennies (la mise en scène faisant la différence). On peut remarquer que le cinéma a toujours produit des remakes, notamment en s’adaptant aux technologies : le parlant, la couleur, les effets numériques. Alfred Hitchcock avait même réalisé un remake de son propre film (L’homme qui en savait trop). Enfin, West Side Story est un drame musical lui-même refaite maintes fois sur scène avec des scénographies et des interprètes différents. Alors pourquoi pas une nouvelle version pour le cinéma?

Il ne s’agit pas de comparer. Le West Side Story de 1961, signé Robert Wise et Jerome Robbins (chorégraphe originel du show), est un monument du genre difficile à déboulonner. Si on retire la musique et la danse, ses matières premières, on se souvient d’un spectacle (retravaillé pour le cinéma) qui emballait et des acteurs et actrices (Natalie Wood, Rita Moreno, George Chakiris…) inoubliables dans leurs rôles. Bien sûr, on noircissait la peau des latinos, les interprètes étaient doublés pour le chant, et l’atmosphère respirait le film de studio, pour ne pas dire les décors de théâtre reconstitués. Cela n’empêchait pas quelques audaces (le survol inédit de New York lors d’un long prologue entièrement musical et sans paroles) ni un rythme du découpage qui dictait sa loi au récit.

Remix au goût du jour

En voulant mettre en scène sa propre version de West Side Story, Steven Spielberg montre sa foi dans le cinéma. Peu importe si les nostalgiques préfèrent le film d’origine ou le drame musical scénique. Il donne une autre tonalité à l’histoire. Et il ne reprend pas les chorégraphies d’origine, ce qui permet un autre langage corporel et gestuel aux chansons.

Ce choix de ne pas rprendre les danses de Robbins est justifié par une volonté de mettre le cinéma au centre du projet. Pour cela, il creuse le sillon déjà empreinté par Wim Wenders avec Pina ou Damien Chazelle avec La La Land. Désormais, les chorégraphies sont adaptées aux mouvements de caméra et au montage qui épouse le rythme des musiques. Pour les puristes de la danse et les fans de Robbins, c’est sans doute un blasphème. Pour les spectateurs, c’est un bonheur tant on est emportés par l’élan des images et des sons. Parfois, avec Spielberg, on oscille entre virtuosité et prouesse. Outre le prologue, cela se voit particulièrement avec « America », qui, à l’instar de la séquence de « Dancing Queen » dans Mamma Mia !, débute dans un lieu fermé pour finir en apothéose en pleine rue, au milieu de la foule. Mais c’est avec la sérénade au balcon « Tonight » que le cinéaste maîtrise le mieux son découpage, jouant des escaliers extérieurs, des ombres et des lumières, des barreaux empêchant le rapprochement, des angles de vue, pour que se construise le rapprochement d’un amour impossible…

Certes, il a fallu revoir le scénario à certains endroits, retravailler des morceaux musicaux, et notamment l’autre chanson emblématique, « Somewhere », qui ici n’est plus interprétée par les principaux interprètes, dont ceux de Tony et Maria, mais par Valentina, la propriétaire latino du bar-épicerie, incarnée par Rita Moreno. La même Rita Moreno jouait Anita dans la version de 1961. Cette fois-ci, elle est le lien entre les deux gangs. La scène émeut moins mais s’avère touchante par ce trait d’union entre deux époques et une Moreno en ange gardien, qui fait écho à Audrey Hepburn dans Always du même Spielberg.

Nouvelles stars et incroyables talents

Car il est clair que Steven Spielberg a voulu adapter West Side Story à notre époque. Ce n’est pas seulement le choix d’un casting latino-américain et l’usage bienvenu et autrement plus honnête avec le sujet de la langue espagnole dans la communauté puertoricaine. Car même si on reste irrémédiablement charmé par l’irrésistible Natalie Wood, reconnaissons que Rachel Zegler est superbe en Maria. Et ne parlons pas de la formidable Ariana DeBose qui réussit l’exploit d’être l’égale de Rita Moreno soixante ans plus tard dans le rôle d’Anita. On regrettera juste que David Alvarez n’est ni la grâce ni le charisme de George Chakiris dans le personnage de Bernardo. A l’inverse, Mike Faist dans le rôle de Riff est autrement plus convaincant et impressionnant dans celui de Riff. Pour finir, le Romeo de la bande, Tony, est toujours aussi fade: ni Richard Beymer dans le film de 1961, ni Ansel Elgort en 2021 ne paviennent à lui donner du relief.

Mais l’authenticité du film n’est pas seulement ethnique. Elle surgit du sous-texte que Spielberg a mis en avant. Ce n’est plus simplement Roméo et Juliette dans le New York des fifties émancipatrices. Ici, le propos est davantage politique. Les Jets sont « trumpistes » (pour simplifier) : menacés par l’immigration, racistes indéniablement, victimes d’un système qui les exclus économiquement et socialement, dans une ville en mutation et en gentrification qui va les rejetter. Les Sharks à l’inverse aspirent à l’American Dream, tout en étant fiers de leur culture d’origine (Puerto-Rico), œuvrent dans des jobs précaires tout en aspirant à accéder à la classe moyenne, subissent le racisme et le mépris social.

Cette dualité frontale emmène le film vers une tonalité beaucoup plus désenchantée (un comble) pour ne pas dire désillusionnée. Nulle réconciliation, nulle foi ne viendront sauver l’honneur dans cet affrontement aussi brutal que bestial. La bêtise est une valeur partagée, et la violence la seule solution connue face à l’ignorance. On ne sera pas surpris que Spielberg l’atténue ponctuellement avec des images splendides et des plans à couper le souffle.

Un monde sans issue et sans pitié

Aussi, le final sera moins bouleversant, sans doute à cause d’un rythme qui ne laisse pas la place à la dramaturgie, mais il est bien plus amer, assurément grâce à son point de vue beaucoup plus sombre. L’enchaînement des mensonges et malentendus qui vont conduire à l’irréparable réinterpète l’épilogue que l’on connait tous, sans en changer les fondamentaux. Ainsi la séquence de l’agression d’Anita est clairement transformée : la tentative de viol est explicite. Surtout, les copines des Jets, dans un élan de sororité, condamnent la sauvagerie de leurs « mecs » explicitement. #MeToo est passé par là.

Dans ce West Side Story, les sentiments sont exacerbés, les protagonistes moins romantiques, se laissant tous aller à leurs démons et laissant exprimer leurs instincts primaires. Comme si, en soixante ans, le romanesque tragique s’était mué en un réalisme désespéré. Peu importe le modernisme du film finalement, le progressivisme a capitulé face à un monde qui ne se supporte plus, peuplé par des êtres incapables de vivre ensemble, même lorsque les danses sont harmonieuses, et incapables de s’entendre, même lorsque les chansons sont belles.