La main de Dieu, la divine surprise de Paolo Sorrentino

La main de Dieu, la divine surprise de Paolo Sorrentino

A travers son récit le plus personnel, et sans renier son esthétique, Paolo Sorrentino livre une grande comédie humaine qui passe avec une aisance confondante du rire aux larmes, de la comédie à la tragédie, sans jamais perdre son héros introverti à l’avenir incertain…

Paolo Sorrentino a longtemps navigué entre des films biographiques oniriques et des allégories fictionnelles sur la décomposition de nos sociétés, l’un croisant souvent l’autre. Tout est politique chez Sorrentino. Et tout est esthétique aussi. Mais La main de Dieu – Grand prix du jury amplement mérité au dernier Festival de Venise – se distingue, puisque le récit, ici, est autobiographique. Le cinéaste italien y livre les origines de son monde : Naples, le football, la famille et le cinéma. Comme s’il avait retrouvé son Rosebud après avoir tant filmer les vices cachés de son pays à travers des personnages opaques, grandiloquents et nihilistes.

Et cela lui réussit. La Main de Dieu (qui ici a un double sens : le geste de Diego Maradona lors d’un match et le l’emprise divine sur nos destins) est son film le plus ambitieux et le plus abouti avec La Grande Bellezza, et c’est, aussi, son film le plus bouleversant et le plus touchant de sa carrière.

Nous voici plongés dans le Naples des années 1980. Fabietto, adolescent pas très bien dans sa peau, n’a pas d’amis mais il a une famille haute en couleurs : un père banquier et communiste, une mère qui aime faire des canulars, un frère qui aspire à être comédien, une sœur toujours enfermée dans la salle de bains. Et puis il y a les oncles, tantes, cousins… Son seul plaisir, assez commun, est le football. Aussi, quand le Calcio de Naples, l’équipe emblématique de la ville, accueille Diego Maradona, la ville pauvre est transformée, ne jurant que par le dieu du ballon rond. C’est aussi son adoration pour le foot qui va sauver la vie de Fabietto et qui va déterminer son avenir incertain…

Burrata et oranges

Si on pense à l’entreprise ambitieuse d’Alfonso Cuaron avec Roma, épopée autobiographique et familiale dans un Mexique chaotique, La main de Dieu s’en éloigne par son ton et par sa direction artistique. De manière virtuose, Sorrentino passe de la satire (la famille italienne est outrageusement grotesque et pourtant si humaine) et de la farce (parfois franchement hilarante) digne des comédies de Dino Risi, dans sa premère partie, au drame intime et au récit d’émancipation (classique), dans sa seconde partie. Il transcende son cinéma de façon sublime en alliant avec une facilité confondante le réel et l’onirisme, le vécu et le fantasme.

Le cinéaste multiplie aussi les références au cinéma italien, y compris Stromboli de Roberto Rossellini, pour une escapade volcanique et fraternelle. Mais on pense surtout, invariablement, à deux films récents venus d’Italie: Call me by Your Name de Luca Guadagnino, dont l’épilogue de La main de Dieu en épouse la songerie et la douleur, l’espérance et la fin de l’insouciance, et Nuits magiques de Paolo Virzi, qui lui fait écho dans sa nostalgie des plus belles années italiennes et son amour du cinéma, notamment celui d’Ettore Scola et de Federico Fellini.

Paolo Sorrentino assume la filiation avec Fellini. La Main de Dieu est un hommage au grand maître. A l’ombre du maestro, il « naturalise » le barnum fellinien en l’assimilant au quotidien de l’adolescent, qui passe de l’admiration pour l’irréel (théâtre, cinéma, rêves, dieu du stade) au déni de la réalité (affronter son propre destin, sans protecteurs, sans illusions). On croise un théâtre de fantomes du cinéma italien, jouant avec les stérotypes, pour aboutir à une leçon de cinéma, déjouant tous les clichés.

L’envers de Gomorra

Jamais Naples n’a été aussi belle au cinéma. Ode à la ville, à l’écart de ses démons (même si la mafia et la pauvreté ne sont jamais loin), la ville resplendit. Elle offre un décor de cinéma somptueux pour ce jeune homme qui ne se soucie guère de son avenir jusqu’à ce que celui-ci lui rappelle qu’il en a un. Naples c’est la bonne mère : la ville où sa sexualité éclot, où son appartement familial est un cocon, où Maradona le sort de sa solitude, où une tante névrosée, une vieille aristo, un gentil voyou et un cinéaste radical vont lui servir d’anges gardiens dans son accomplissement. Paolo Sorrentino accentue les défauts et les qualités de chaque personnage, mais les entoure d’une empathie sincère qui permet au spectateur de les apprécier au-delà de leurs apparences.

Car, malgré la tragédie qui va frapper le film en son cœur (et elle nous percute sans qu’on s’y attende, faisant basculer le film dans un autre registre et sans crier gare), La main de Dieu est un film aussi drôle (par les dialogues ou des situations, même celles qui sont les plus effroyables) que glaçant (le cynisme et la mesquinerie ne sont jamais masqués), aussi captivant (le scénario virevolte autour du spectateur et aime être imprévisible) qu’émouvant (on s’attache d’ailleurs fortement aux losers, aux paumés et aux désespérés).

Fabuleux Filippo

La comédie humaine en quelque sorte. Avec un Fabietto qui doit devenir un Absolutly Fab. Mais ce serait une autre histoire. Pour l’instant, le jeune homme a besoin de repères, de guides, de rencontres qui doivent le conduire à Rome ou ailleurs, sur les pas de Fellini ou sur sa propre voie, dans son monde fantasmagorique qui pourrait être sa réalité. Il s’agit pour le jeune homme de sceller son destin en enterrant son enfance. Des adieux qui se feront par étapes : dans chaque amour, quelque soit sa forme, il y a les germes de la séparation…

La Main de Dieu nous fait ainsi passer du rires au larmes, des pincements au cœur aux estomacs serrés, du divertissement (au sens noble du terme) à la beauté contemplative, sans que ce ne soit jamais bancal. Il est porté par une vitalité où tout se mélange, les joies et les peines, les bonheurs et les malheurs. Le film court à toute à allure, en maintenant son souffle, inspiré et inspirant, expiant les traumas et respirant la dolce vita.

A l’image de son personnage principal, incarné par Filippo Scotti, véritable révélation qui parvient à porter sur ses frêles épaules d’ado pas encore fini tout un film démesuré, l’œuvre est intime, fragile et pourtant si dense, si solide. Paolo Sorrentino parvient (enfin?) à fendre l’armure et à se mettre à nu, sans jamais renier son style riche, ample et en perpétuel mouvement (des travellings aux plans fixes). Il offre avec ce film sa Grande Bellezza, soit une œuvre créative visuellement et signifiante dans son texte, à la première personne du singulier (et du pluriel tant le groupe semble l’avoir façonné). La Main de Dieu est un défilé fashion et pas victime de souvenirs de jeunesse dont on admire les lumières, la découpe et les couleurs dans un spectacle grandiloquent. Et qui, au final, nous empoigne, sans effets, par la simple mélancolie qu’il dégage… Voir Naples et survivre.