Swann Arlaud, vous ne désirez que lui

Swann Arlaud, vous ne désirez que lui

Claire Simon adapte Je voudrais parler de Duras, entretiens de Yann Andréa avec Michèle Manceaux (éditions Pauvert/Fayard), où Yann Andréa, dernier compagnon de Marguerite Duras tente d’explique (et de comprendre) sa relation avec l’immense écrivaine, 38 ans plus âgée que lui. Swann Arlaud y livre une prestation proche de la performance, à la hauteur de son exigence, poursuivant tranquillement son désir de faire exister des personnages complexes et jamais binaires.

Tout juste quadra, déjà doublement césarisé, Swann Arlaud est l’un des acteurs français les plus marquants de sa génération. Dans Vous ne désirez que moi, un film presque radical de Claire Simon (Les bureaux de Dieu), il interprète Yann Andrea, dernier compagnon de l’écrivaine monumentale Marguerite Duras. Le récit s’enferme dans un quasi huis-clos, sous la forme d’un dialogue étrange : il se raconte à une amie journaliste (Emmanuelle Devos). C’est davantage un monologue d’ailleurs. Elle l’écoute, parfois commente ou relance, nons sans une pointe d’humour. Faut se recentrer là. Duras est une ombre planante. Elle vit en dessous. Elle l’appelle parfois, agacée sans doute qu’il ait une vie, une autre femme qu’elle à qui parler. Duras est aussi un fantôme : Claire Simon ponctue son film d’archives où on la voit diriger de façon presque despotique son pantin lors d’un tournage.

Le beau et la bête

Mais Yann Andrea n’est-il qu’une marionnette? Pas à en croire les dessins érotiques qui illustrent parfois les confessions intimes de l’amant. Audacieuse idée pour révéler la relation charnelle entre cette femme 38 ans plus âgée que lui et cet homosexuel revendiqué. Tant de mystères insondables… Il y a ici l’expérience d’une double et longue séance psychanalytique (le divan n’est d’ailleurs pas loin) où l’homme, paumé visiblement, cherche à comprendre pourquoi il est ici.

Vous ne désirez que moi est froid, clinique, étrange. Il s’agit là d’adapter un livre d’entretiens, réels. De transposer une pensée complexe, qui se cherche, nourrie d’émotions diverses, pour dépeindre, en creux, le portrait d’une des plus grandes écrivaines contemporaines. Le tableau n’est pas reluisant : dominatrice, presque prédatrice, homophobe, d’une certaine manière, aussi, brutale dans ses paroles (« Elle m’a mis dans ce rôle de mec, me disant : « mais si, vous êtes un mec. »« ). Tyrannique finalement. Le monde tourne autour d’elle et de ses rituels. Perverse et narcissique à sa façon. C’est là que le film met en relief non pas les tourments du personnage de Yann Andréa, mais sa position de victime. Il est sous son emprise. Introverti, emprisonné dans le mythe durassien, ses textes, son rire, ses contradictions, ses adorations. Il en est conscient, ça le ronge. Mais il en est également complice. Elle le fascine. Il l’aime. Avec elle, Capri n’est jamais fini. Il ne serait pas grand chose sans elle. Elle l’a fait renaître (en lui donnant son nouveau nom). Ce n’est pas de la soumission, c’est de l’acceptation. Sans doute, l’intérêt du film réside ici : dans l’inversion des genres (c’est l’homme qui est dominé, manipulé, piégé) et dans l’assujettissement assumé (il est libre de la quitter).

Une joie et une souffrance

Andréa a écrit à propos d’elle : « Ces années vécues avec elle. Je dis elle. J’ai toujours une difficulté à dire le mot. Je ne pouvais pas dire son nom. Sauf l’écrire. Je n’ai jamais pu la tutoyer. Parfois elle aurait aimé. Que je la tutoie, que je l’appelle par son prénom. Ça ne sortait pas de ma bouche, je ne pouvais pas. Je me débrouillais pour ne pas avoir à prononcer le mot. Et pour elle c’était une souffrance, je le savais, je le voyais, et cependant je ne pouvais pas passer outre. » Toute la complexité d’une relation fusionnelle et distante à la fois.

Swann Arlaud livre une véritable leçon d’acteur. Toutes ses émotions transpirent à fleur de peau. Un léger vibrato qui change la tonalité de son propos. Une voix qui oscille avec justesse pour exprimer ses maux. Une gestuelle précise, un corps peu mobile, un regard tantôt enflammé tantôt éteint. Chaque phrase s’inscrit dans la longueur dans la séquence et scande finalement ce texte en imposant le rythme au film presque théâtral (et ça aurait pu être une très belle pièce de théâtre). Il a l’habitude des soliloques dramaturgiques (Exécuteur 14, un texte aussi hanté qu’exalté).

Claire Simon a la chance d’avoir un acteur si brillant devant sa caméra : il dicte ses règles du jeu au film. C’est un travailleurs, un laborieux qui aime la nature, privilégie les rapports humains et sa vie familiale, qui s’empêche de trop se disperser pour s’impliquer pleinement dans ses choix artistiques, souvent inattendus. Il y a une envie d’être intègre, de ne pas se compromettre. Le désir du défi, également. Il a été reconnu tardivement. Il profite de cette liberté. Enfant de la balle, bohème, Swann Arlaud a une approche simple de son métier : il n’est pas du genre à tricher. Sauf peut-être avec son physique adulescent : on ne lui donnerait pas ses quarante ans.

Un amour de Swann

C’est ce qui frappe dans Vous ne désirez que moi. On ne désire que lui. Il est séduisant, dandy proustien aux airs de Patrick Dewaere. Il aura du attendre la trentaine pour émerger des seconds-rôles à répétition. Il avait une belle intensité, mais il lui manquait une forme de densité. Trop joli? Trop cérébral? Trop lisse? Il faut attendre Crawl en 2013 pour le voir propulser en tête d’affiche. Depuis sept ans, il s’affirme : Ni le ciel, ni la terre et Les anarchistes en 2015, Une vie en 2016, Petit paysan en 2017, Grâce à Dieu en 2018, Perdrix en 2019… Il enchaîne courts métrages, films indépendants, grosses productions (Comment je suis devenu un super-héros), passages dans les lycées, militantisme alternatif, séries TV et scènes (mis en scène par sa mère ou par son beau-père, le réalisateur et directeur de la photographie Bruno Nuytten).

A chaque fois, il endosse parfaitement le costume de son personnage, lui insuffle la sincérité requise pour le rendre crédible, l’emmène vers des territoires émotionnels grâce à son charisme discret et un professionnalisme qui masque un certain perfectionnisme.

Vous ne désirez que moi résume bien le jeu de Swann Arlaud. Ce n’est pas qu’une affaire de technique. Mais c’est visiblement une question d’exigence. Cet amour-là pour son métier, même si parfois il a besoin de s’en retirer, transparaît à chaque plan. Comme l’a écrit Yann Andréa : « Et tandis que je vous oublie je pense encore à vous. » Même si on peut oublier un film avec Swann Arlaud, on pense encore à lui.