Alain Guiraudie, cinéaste en liberté qui vous emmène où vous voulez

Alain Guiraudie, cinéaste en liberté qui vous emmène où vous voulez

A Clermont-Ferrand, un attentat terroriste met tout le monde sur les dents. cela n’empêche pas un quadra de tenter une aventure romantique avec une prostituée, d’accueillir un jeune musulman chassé de ses parents, ni de tenter de réconcilier tout son voisinage. Alain Guiraudie, entre drame, burlesque et fable signe un film enlevé dans la veine des fables de Kaurismäki.

A priori, Clermont-Ferrand n’est pas la ville la plus cinégénique. Pourtant, la ville auvergnate, coincée aux pieds des volcans a été le décor de Gas-Oil de Gilles Grangier (avec Jean Gabin et une jeune Jeanne Moreau), du « conte moral » Ma nuit chez Maud d’Eric Rohmer (avec Jean-Louis Trintignant et Françoise Fabian, nommé à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère), grande œuvre sur l’émancipation, la foi et l’absolu, du documentaire Le chagrin et la pitié de Marcel Ophüls, de La double vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski (avec Irène Jacob), ou encore d’une étape de Drôle de Félix d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau…

La pierre volcanique est sombre, la ville industrielle, on monte plus qu’on y descend. Clermont est un lieu enclavé, au centre du pays, à l’écart des grands flux humains et économiques. Elle est aussi la capitale du pneu Michelin et du court-métrage mondial. Du caoutchouc et du celluloïd.

Et quelle bonne idée a eu Alain Guiraudie en la filmant banale et singulière, désuète et moderne, avec ses résidences pavillonnaires et ses immeubles datés, ses pistes cyclables et son tramway, bref une ville provinciale comme une autre, mais pas comme les autres. Viens je t’emmène, c’est un peu Viens, il nous y emmène…

Dans le Clermont-Ferrand de Guiraudie, il y a un freelance égaré (Jean-Charles Clichet épatant), vivant dans une résidences de paranoïaques et d’inquiets, une pute mariée (merveilleuse Noémie Lvovsky), son époux violent et leur voisin autoritaire et intrusif, un jeune sdf musulman ambigu (belle révélation avec Iliès Kadri), des voyous qui rodent, un gérant d’hôtel taiseux, et sa stagiaire généreuse, sans oublier une entrepreneuse dragueuse (impeccable Doria Tillier). Il y a du sexe (une femme quinca sans pudeur), de l’amour fluide, de la violence (conjugale, urbaine, terroriste, verbale), et tout se qui crispe notre société et cristallise les opinions.

Mais chez Guiraudie, rien n’est jamais binaire. Loin de là. Tout s’entremêle dans une confusion générale où le vivre ensemble est mis à rude épreuve. Allégorie d’une France moyenne sans repère, Viens je t’emmène est plus un film chaos qu’un film chorale. Ou alors elle est très désaccordée tant personne n’arrive à s’entendre, et que tout le monde finit insatisfait, pour ne pas dire en mauvais état.

Dans les pas de Kaurismäki

Pourtant, le film n’est en rien pessimiste. Le cinéma de Guiraudie est un habile mélange des genres, oscillant entre la comédie presque burlesque d’un vaudeville, le cynisme absurde d’un Blier, et le drame moral d’un Téchiné. Porté par des personnages empathiques, sympathiques et antipathiques (mais tous voulant le bien, selon son point de vue), le film est une farandole éffrénée entre altruistes et égoïstes, déterminés et résignés, bienveillants et désespérés.

Chacun veut emmener l’autre dans son fragment de vie. Mais au final, chacun restera à sa place. La peur de l’inconnu (l’autre, l’avenir) freine toute émancipation ou transgression. C’est brillament écrit et parfaitement joué. Jamais Alain Guiraudie n’a aussi bien maîtrisé le rythme, les personnages et son sujet (pourtant casse-gueule). On pense alors au Havre et à Helsinki, au cinéma d’Aki Kaurismäki avec ses paumés et ses déclassés. Viens je temmène a l’allure des fables du maître finlandais, avec ce qu’il faut de poésie dans un monde brutal, traumatisé même, qui nous empêche de faire confiance à ceux qui tendent des mains sans arrière-pensée, simplement par amour, solidarité ou humanisme. Une France soumise qui se révolte par les sentiments, fussent-ils toxiques (le patriarcat des mâles hétéros se prend quelques coups), naïfs ou confus. Le cinéma d’Alain Guiraudie se promène toujours au bord du précipice, mais il a suffisamment de cran et de légèreté pour nous embarquer malgré la tempête annoncée.