Trois ans après le brillant Joker de Todd Phillips, Warner ressucite Batman avec un film noir, splendide visuellement, qui sort du lot dans le genre comics. Si le scénario, une enquête peu spectaculaire autour de personnages hantés par leur passé (et les fautes de leurs pères), affaiblit l’ensemble, Matt Reeves s’en sort plutôt brillament, avec un Robert Pattinson qui apporte toute la noirceur nécessaire au personnage.
Variations sur le même thème. Le Batman reste le personnage le plus iconique des comics, et le plus lucratif de DC, allié à Warner depuis plus de trente ans maintenant. On ne va pas s’amuser à les comparer. Mais d’abord retraçons un peu les origines de ce nouveau film de Matt Reeves, qui se singularise un peu plus des autres adaptations de comics.
Flash-back
Outre le film et la série des années 1960, Batman a été le héros d’une première série de quatre films (dont deux de Tim Burton, réussis), avant de s’ancrer dans une esthétique flashy des années 1990 jusqu’à s’autodétruire dans une farce sans consistance, puis une trilogie emblématique (indépassable ?) de Christopher Nolan dans les années 2000-2010, avant de se mélanger à Superman & co dans un diptyque foutraque de Zack Snyder quelques années plus tard. Bis repetita est.
Tous les films où apparaît Batman
Warner a longtemps cherché la recette qui a conduit aux cartons de Sony / SpiderMan grâce à une première trilogie fantastique qui doit tout à Sam Raimi puis ceux de Disney / Marvel avec Iron Man et les Avengers qui doit tout à Kevin Feige. Paradoxalement, le studio à l’origine du phénomène des comics au ciné, avec ses Superman (énormes hits des années 1970-1980) puis les Batman de Burton, peinait à trouver la bonne martingale, nous offrant des adaptations à gros casting, effets spectaculaires, mais vides d’intérêts. Man of Steel, Justice League, Batman v Superman ou Suicide Squad n’ont jamais supplanté la trilogie ambitieuse de Nolan ni entraîné l’engouement ludo-adolescent des cousins de Marvel. Seul(e) Wonder Woman a provoqué un peu d’emballement, parce qu’il était en phase avec son époque : le néo-féminisme et le girl power. Le miracle a eu lieu avec le Joker il y a trois ans.
Le film de Todd Philips, transporté par un Joaquin Phoenix magistral, a rabattu les cartes du genre. Une image réaliste dans un Gotham de bas-fonds, une influence du cinéma américain des années 1970, un scénario concentré autour d’un seul personnage, dont on suit toutes les contradictions et nuances psychologiques (et psychotiques), un scénario dramatique axé sur un désaxé qui perturbe l’ordre social. Le Joker était un méchant, et là, il se mue en symbole d’une jeunesse révoltée, opprimée, anarchiste, altermondialiste, anticapitaliste etc… Tout un programme et un triomphe public et critique.
The Batman Sortie le 2 mars 2021 Réalisation : Matt Reeves Scénario : Matt Reeves et Peter Craig Image : Greig Fraser Musique : Michael Giacchino avec Robert Pattinson, Zoë Kravitz, Paul Dano, Jeffrey Wright, John Turturro, Colin Farrell (difficile à reconnaître), Andy Serkis et Peter Sarsgaard. Distribution: Warner Bros France
Sympathy for Mr. Vengeance
D’où le feu vert donné à The Batman. Car c’est bien dans la continuité de ce Joker qu’il faut comprendre le retour du Chevalier noir. De nouveau Warner se distingue en s’éloignant du divertissement à la Marvel. L’ambition est ailleurs : créer un univers où l’esthétique prime autour d’un personnage iconique mais avant tout tourmenté. Comme on va le détailler, c’est le scénario qui en a un peu souffert, même si le récit lui aussi se singularise des autres adaptations de comics.
Pour une fois, on nous épargne le flash-back sur la mort de ses parents. Mais étrangement, cela signifie que le spectateur doit savoir qui est Batman. Cette ellipse singulière n’empêche pas le réalisateur Matt Reeves de réussir son entrée en matière.
On plonge directement dans le noir. Toute la technique pour nous maintenir durant trois heures se trouve dans ce beau et long prologue, sorte de teasing finement découpé où plusieurs actions en parallèle annoncent la venue du justicier masqué. Il est la « vengeance » des faibles contre les puissants, la hantise du délinquant comme du criminel, vivant dans la nuit et surgissant d’où on ne l’attend pas. C’est une bête physique, aidée par quelques petites technologies, appuyée par un policier non corrompu, protégée par sa carapace qui est autant son costume que son imperméabilité à la réalité. Batman est un héros isolé, ambiguë, mal aimé.
Pattinson parfait vampire
Il est une ombre et tout le film tend à le faire sortir de cette noirceur ambiante. Une ombre dans un décor à la Soulages, entre noir éclairé et noir foncé. Même ses yeux sont maquillés au fusain. Maquillé comme le Joker, masqué comme l’Homme-mystère, caché comme toutes les forces du mal. Robert Pattinson, expert en personnages nocturnes et troubles, donne corps à son invincibilité dans les combats et révèle toute son invulnérabilité quand il est à nu, dans sa grotte. Un vampire dans son antre gothique, qui ne sort qu’une fois la nuit levée, et qui doit lui-même se battre contre des ombres : un ennemi insaisissable qui mène la danse au fil des notables tués et des énigmes laissées, un exercice psychanalytique qui l’oblige à ouvrir grand les yeux sur ses parents moins innocents qu’il ne le croyait, des mensonges venus de toute part et des menaces extrémistes invisibles recrutées sur les réseaux et armées pour détruire le fragile équilibre démocratique mis à mal par une corruption endémique.
Comme pour le Joker, The Batman prend pieds dans un discours socio-politique sur l’effondrement d’un système, entre complotisme paranoïaque, transparence puriste et valeurs bafouées. Premier écueil de cet opéra-techno-cyberpunk, le scénario évacue de nombreux sujets et enjeux, que ce soit les usages du deepweb et la propagande des médias ou la campagne électorale.
Multiples influences
Et pourtant, cela dure trois heures. Quitte à tout « rebooter », les scénaristes ont décidé d’opter non pas pour un film spectaculaire, mais plutôt pour un polar se déroulant sur une semaine. Batman mène l’enquête tel Sherlock Holmes. Le spectacle est minimaliste : il n’y a bien que la poursuite en voiture façon Bullitt qui pourrait être une scène d’action digne du genre si elle n’était pas si banale (et clairement loin du trip que Nolan offrait dans sa trilogie). L’inondation finale est réduite à une sorte de catastrophe sans réelle dramaturgie (comme si la catastrophe était inéluctable et sans intérêt). Ici, l’action se résume finalement à des bastons (héritées du cinéma de Hong Kong), sans effusions de sang, une évasion (expédiée), et quelques coups de feu à l’ancienne. Il y a bien ce combat avec les milices insurrectionnelles qui cherchent à déstabiliser l’élection de la maire de Gotham. Mais même là on sent le service minimum dans une séquence malaisante où l’on repense à différentes tueries dans des lieux publics.
Pourtant, Matt Reeves réinvente le film de comics en le mêlant au film noir, où le suspense l’emporte sur la sensation. Il distille une insidieuse inquiétude à chacune des étapes du récit, plongeant Bruce Wayne dans les abysses de son passé et les abîmes de sa personnalité. « La peur est un outil » nous annonce-t-on au début du film, et le cinéaste la manie bien. Il fait monter la tension, accentue la pression psychologique, se focalise sur les personnages et leurs paradoxes. On se rapproche du Silence des Agneaux, avec un vilain introuvable et très imaginatif en tortures et le pacte compromettant avec la mafia, obligeant Batman à se salir dans les bas-fonds de Gotham.
Mensonges et défiances
Mais est-ce suffisant pour nous intéresser à une intrigue somme toute classique dans un univers à la fois familier et étranger. Jamais le récit n’expose finalement l’enjeu correctement. Le spectateur se perd entre un portrait d’un Bruce Wayne / Batman qui se cherche, une sombre histoire de corruption entre maffieux et élite, une élection politique anecdotique et gaspillée, une romance sans chair avec Catwoman (merveilleuse Zoë Kravitz) et la traque d’un terroriste (Paul Dano en mode mineur) dont on ignore longuement ses motifs.
Côté esthétique, avec sa Mafia au-dessus des lois (avec un Pingouin entre De Niro et Pesci), ses flics ripoux, ses trafics (collyre et cie), le réalisateur lorgne du côté de Scorsese (d’After Hours aux Affranchis), tout comme il reprend à son compte les paraboles des scénarios filmés par Lumet ou Pakula. Cette référence à un cinéma d’une autre époque est accentuée par un mélange de hautes technologies discrètes, d’énigmes désuètes, de voitures contemporaines et de gadgets sixties, d’une Batmobile en rien futuriste dans sa silhouette et d’instruments de torture bricolés dans un garage. Tout ce mix devient étrangement cohérent avec la splendide image et aux jeux de lumières de Greig Fraser (à qui on doit déjà l’excellent Dune), et s’unifie avec la musique techno ultra dramatique, et presque « nolanienne » de Michael Giacchino (Jurassic World, les derniers Spider-Man). Car finalement The Batman fait beaucoup référence au Dark Knight et au Dark Knight Rises de Christopher Nolan. Il le cite en permanence, tout en croyant le supasser avec son ancrage socio-politique et son contexte plus réaliste que james bondien.
Toxic sins
Pour certains, et pour toutes les raisons mentionnées – et notamment ce scénario errant -, cet Halloween macabre paraît long afin que ce légendaire dépressif solitaire passe de l’ombre à la lumière, préfère la justice à la vengeance. Reconnaissons au moins que le monteur s’en est admirablement sorti pour rythmer le film, découpé en séquences à peu près égales, et sans scènes époustouflantes. Bien sûr, il y a des creux de vagues. Mais l’atmosphère et le suspense qui donnent la tonalité à The Batman permettent de capter notre attention, même si on s’attendait à être davantage captivé. Reeves n’est pas Fincher (que ce soit celui de Seven ou de Zodiac) et on peut se demander si une telle durée était légitime pour une narration sans folie, sans effets, sans vibrations.
Reste que The Batman se singularise par sa photo (très loin des codes du blockbuster), sa mise en scène (qui en fait plutôt un drame qu’un film d’action) et sa star (qui mise tout sur une intériorité qui sied bien au personnage).
Mais là où le Joker offrait un délire jouissif et imprévisible et une vision globale sur notre société, ouvrant la voie à une révolution populaire face à l’autoritarisme rampant, ce Batman se recroqueville sur une enquête linéaire et un mal être intime qui se résume par un slogan didactiquement répété : tout est de la faute des pères, que ce soit pour Bruce Wayne/Batman, Catwoman ou l’Homme-mystère. Leurs péchés ruissellent sur leurs héritiers, tous orphelins. Et tout le film tend à laver ces péchés pour pouvoir s’émanciper. Un peu maigre, si ce n’est qu’on pourra toujours y voir une forme de critique frontale au patriarcat toxique.
Si ce Batman est clairement au-dessus du lot des films du genre et si le pari de la Warner est en partie gagné (au moins cette proposition artistique donne un autre relief aux comics), il faudra un peu plus qu’une morale aussi simple et qu’une réalisation aussi léchée pour entraîner le spectateur dans une trilogie. Même si « Gotham adore les comeback ».