Ukraine : l’industrie cinématographique face à la guerre

Ukraine : l’industrie cinématographique face à la guerre

La saison des remises de prix continue imperturbablement dans le monde occidental. Il y a dix jours, les Independent Spirit Awards, à Los Angeles, consacraient le cinéma indé américain (et Netflix). L’un des maîtres de la cérémonie, l’acteur Nick Offerman, a ainsi balancé : « Nous espérons que Poutine va se faire foutre et qu’il rentre à la maison ». Tandis que son acolyte, la comédienne et chanteuse Megan Mullally, espérait « une résolution du conflit rapide et pacifique ». On l’a bien vu : le scénario russe envisage plutôt l’inverse.

Depuis le 24 février, quand l’armée russe a franchi les frontières de l’Ukraine, le monde du cinéma est en ébullition, au diapason des débats agitant experts, politiques et autres parties prenantes. Tous les arts se sentent d’ailleurs concernés, entre pétitions, bannissements, courriers de solidarité, prises de position officielles… Le secteur culturel applique aussi ses sanctions, sans qu’aucun État ne lui ait demandé. Aux décisions politiques et économiques visant à isoler la Russie de l’Occident, s’ajoutent donc des arbitrages poussant tel chef d’orchestre russe à démissionner de ses fonctions, l’Eurovision à chasser la Russie de sa compétition, les maisons d’enchères à interdire tout acheteur russe, une université zélée à interdire Dostoïevsky au programme ou encore un théâtre à ne plus mentionner la nationalité d’un auteur russe dans son programme.

Donbass de Serguei Lonznitsa

Une sorte de cancel culture un peu aveugle qui cible l’agresseur, un pays, mais dont le chef, seul responsable de l’attaque, se fout éperdument. Il pourrait même s’en servir pour démontrer la russophobie supposée des occidentaux et conforter ainsi le repli nationaliste autour de sa stratégie de puissance humiliée. Le risque est aussi de couper les ponts avec les acteurs de la culture russe. Un danger sur le long terme… Rappelons-nous que même durant la période soviétique, les films de l’URSS étaient visibles en Occident. Même le cinéma iranien, malgré le boycott économique que subit le pays, est montré dans les festivals. Même le cinéma chinois, malgré sa censure, parvient, parfois, à contourner le système pour révéler l’envers du « miracle » de l’Empire du milieu.

« Il ne faut pas juger les gens sur leurs passeports. »

Dans un texte du cinéaste ukrainien primé à Cannes, Sergueï Loznitsa, traduit par Joël Chapron, celui-ci raconte : « le tout premier message que j’ai reçu émanait de mon ami Viktor Kossakovski, metteur en scène russe : « Pardonne-moi. C’est une catastrophe. J’ai tellement honte. » Puis, plus tard dans la journée, Andreï Zviaguintsev, très faible encore après une longue maladie, enregistrait le sien en vidéo. De nombreux amis et collègues, cinéastes russes, se sont élevés contre cette guerre insensée. Lorsque j’entends, aujourd’hui, des appels visant à interdire les films russes, ce sont ces personnes qui me viennent à l’esprit, ce sont des gens bien, des gens dignes. Ils sont tout autant que nous les victimes de cette agression. Ce qui se déroule sous nos yeux en ce moment est affreux, mais je vous demande de ne pas sombrer dans la folie. Il ne faut pas juger les gens sur leurs passeports. On ne peut les juger que sur leurs actes. Un passeport n’est dû qu’au hasard de la naissance, alors qu’un acte est ce qu’accomplit lui-même l’être humain. »

Prix Fipresci à Cannes pour Dans la brume en 2013, Sergueï Loznitsa réagit ici à la volonté de l’European Film Academy d’interdire tous les films russes. Un non-sens qui l’a poussé à ne plus être membre de cette organisation qui gère les European Film Awards.

Leviathan d’Andrey Zvyagintsev

Cette distinction n’est pas anodine en cas de guerre. Soutenant le peuple ukrainien, et tous les résidents sur ce vaste territoire européen, le Festival de Cannes, a dénoncé dans un communiqué « l’attitude de la Russie et de ses dirigeants. » « En cet hiver 2022, le Festival de Cannes est entré dans sa phase de préparation. Il a été décidé, sauf à ce que la guerre d’agression cesse dans des conditions qui satisferont le peuple ukrainien, de ne pas accueillir de délégations officielles venues de Russie ni d’accepter la présence de la moindre instance liée au gouvernement russe » explique le Festival. Qui précise : « Nous voulons en revanche saluer le courage de toutes celles et tous ceux qui, en Russie, ont pris le risque de protester contre l’agression et l’invasion de l’Ukraine. Il y a parmi eux des artistes et des professionnels du cinéma qui n’ont jamais cessé de lutter contre le régime actuel et qui ne sauraient être associés à ces actes intolérables et à ceux qui bombardent l’Ukraine. »

Les sélections parallèles de Cannes – la Quinzaine des réalisateurs, la Semaine de la Critique et l’Acid – ont uni leurs voix dans un communiqué commun, soutenant artistes, cinéastes, critiques, professionnels et spectateurs touchés par la guerre. Solidaire de l’Ukraine, les trois sélections tiennent aussi à soutenir « toutes celles et tous ceux qui en Russie prennent des risques pour s’opposer à l’invasion meurtrière décidée par leur gouvernement. »

Le risque de la double peine

Pas question que les dissidents et persécutés, russes ou autres, payent une double peine. « Depuis toujours nous nous efforçons de relayer leurs voix et leurs images auprès des publics du monde entier » précisent les trois sélections.

Même son de cloche à Venise. Pas de délégations russes mais hors de question d’interdire les cinéastes russes indépendants, « qui s’opposent courageusement à la guerre », « qui défendent la liberté d’expression et manifestent contre cette invasion ignoble et inacceptable d’un pays souverain ».

Le Festival de Stokholm a décidé de réagir à l’actualité. Il ne diffusera aucun film financé par l’Etat russe. Le cinéma urkrainien sera mis à l’honneur en novembre prochain. Lauréat l’an dernier avec son film Rhino, le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov sera invité lors de la prochaine édition. Au Festival de Glasgow, deux films russes ont été retirés du programme. Karlovy-Vary a choisi de soutenir tous les cinéastes critiquant l’Etat ou le gouvernement russe, organisant même une projection spéciale du film Putin’s Witnesses de Vitaly Mansky.

https://youtu.be/6LlDIxlV4cQ

Plus proche, Séries Mania, qui s’ouvre dans moins cette semaine à Lille, a décidé de choisir la productrice ukrainienne, cofondatrice de l’Ukrainian Film Academy, et ancienne responsable du Festival du film d’Odessa Julia Sinkevych comme présidente de jury de la compétition internationale. « Aujourd’hui, nous savons que la culture est un outil puissant pour stopper les agressions et offrir de nouveaux talents au monde. Mon pays fait partie intégrante du cinéma mondial et se bat actuellement de toutes ses forces pour démontrer que c’est le droit de chaque être humain d’apporter la beauté, l’art, la paix et la nouveauté dans ce monde » rappelle-t-elle dans le communiqué.

Dans le même temps, le festival lillois a annoncé l’interdiction du distributeur et diffuseur russe Roskino de son marché, tout comme le MipTV a éjecté les participants russes de son événement et appelé à suspendre tout lien de coopération et de ventes avec les sociétés russes. C’est sans doute la position médiane la plus logique. Oui aux artistes, non aux marchands ?

Stopper le financement du cinéma russe ?

Boycotter la culture russe, dont une grande partie des travailleurs est en désaccord avec la politique du Kremlin, n’est pas la bonne solution. Evidemment, il y a des « artistes » officiels, proches du pouvoir, qu’il faut éventuellement écarter s’ils ne se désolidarisent pas des oligarques et de Vladimir Poutine. Cependant, même cette distinction est complexe à appliquer tant le domaine des arts est dépendant d’eux financièrement. En Europe et en Amérique du nord, et dans les autres pays ayant exprimé à l’ONU leur opposition à la guerre (et décidé de sanctions), il ne faudrait pas faire taire ceux qui protestent, sachant les risques qu’ils prennent dans leur propre pays. En cela, que penser de l’appel de l’Ukrainian Film Academy qui voudrait interdire tout le cinéma russe, des financements européens aux sélections dans les festivals, afin de ne pas légitimer l’illusion d’une « implication russe dans les valeurs du monde civilisé ».

C’est ce que réclame aussi l’Institut du Cinéma polonais : le retrait pur et simple de la Russie de mécanismes de financement comme Eurimages, la cessation des liens avec la Fédération de Russie dans le cadre de la European Convention on Film Co-production, l’arrêt de la distribution de films étrangers en Russie et le boycott de films russes sur les plateformes de Svàd ou de Vàd, afin de ne pas financer les producteurs russes.

Rhino d’Oleg Sentsov

Même requête du côté d’Oleg Sentsov, Prix Sakharov, qui a été emprisonné en Russie en 2014, condamné à 20 ans de prison, pour avoir combattu le régime de Vladimir Poutine qui venait d’envahir la Crimée. A l’époque, toute la communauté cinématographique l’avait soutenu. Il demande aujourd’hui que tout le monde soutienne l’Ukraine. « Mon pays est en train d’être détruit, mais notre esprit est fort. Nous allons nous battre jusqu’à la victoire ». Lui aussi demande de boycotter toute l’industrie du cinéma russe : coopération, coproduction, distribution, festivals.

De facto, avec les sanctions financières, il devient impossible de pouvoir coproduire un film avec la Russie. La production de films russes, principalement ceux qui vont dans les festivals, va chuter. Le producteur Artem Vasilyev (dont les films ont été primés à Berlin ou Cannes) évoque un « cauchemar » et affirme que la culture russe va être un « dommage collatéral » de cette guerre. Pour Dan Weschler, le producteur suisse du prochain film du réalisateur Kirill Serebrennikov, La femme de Tchaikovsky, tout cela condamnera injustement les techniciens et les acteurs des films russes. Restera la méthode Jafar Panahi (filmer clandestinement) ou l’exil. Kirill Serebrennikov, opposant persécuté par le régime poutinien, interdit de sortie de territoire, monte sa prochaine pièce de théâtre en Allemagne. Mais rappelons aussi que son dernier film, La fièvre de Petrov, a été en partie financé par le milliardaire Roman Abramovich, oligarque ciblé par les autorités britanniques. Rien n’est simple.

La femme de Tachaikovsky de Kirill Serebrennikov (image floutée)

Eloignons nous un peu des jugements binaires. Dans un pays où le rouble s’effondre et le système bancaire se retrouve au bord de la faillite depuis les sanctions décidées par l’Union européenne, le Canada et les Etats-Unis, faire du business en Russie devient inflammable politiquement mais surtout insoutenable économiquement. Les studios hollywoodiens ont été plus loin. Disney, Warner et Sony ont très vite suspendu les sorties de leurs films en Russie, le plus gros marché cinématographique européen en 2019 et 2020 (en recettes). Netflix a aussi arrêté ses activités dans le pays. D’abord en mettant sur pause toutes ses productions, puis en cessant la diffusion de la plateforme sur le territoire. Il faut dire que Netflix est lié en Russie à Severgroup, propriétaire de NMG, dont le patron est un oligarque proche du Kremlin. Hors de question pour les studios et Gafams américains de financer indirectement l’armée russe en payant des taxes avec leurs recettes en Russie.

Il n’est jamais bon de bâillonner une culture, de la pointer du doigt et de lui être hostile.

Couper le robinet de la monnaie

Côté russe, on voit bien le danger. S’exprimer contre cette « opération militaire spéciale », le terme poutinien pour évoquer la guerre menée en Ukraine, est passible de prison. Toute opposition est muselée. Courageusement, les distributeurs de films en Russie ont pourtant osé une lettre où ils appellent à la fin de la « guerre barbare en Ukraine », « la réconciliation » et « un cessez-le-feu immédiat ».

« Depuis de nombreuses années, nous bâtissons des ponts entre les gens pour les aider à apprendre à mieux se comprendre. Notre travail ne se limite pas aux affaires et ce n’est pas seulement notre travail. Notre travail consiste à créer et à communiquer une culture. Notre mission est de permettre au public russe de regarder des films sur la vie dans d’autres pays – comme la Serbie, la Thaïlande, la France ou l’Ukraine – et au public du monde entier de regarder des films sur la Russie et ses habitants. »

L’acteur Pasha Lee mort au combat

Le producteur russe du cinéaste acclamé Andrey Zvyagintsev (Leviathan, Faute d’amour, Le retour, Le bannissement), Alexander Rodnyansky, natif de Kyiv, a clamé sa honte face à l’invasion de l’Ukraine. « Il n’y a aucune excuse à la guerre » rappelle-t-il. Les chefs opérateurs russes ont également signé un appel commun contre cette guerre qui va entacher durablement la réputation de leur pays.

Il n’est jamais bon de bâillonner une culture, de la pointer du doigt et de lui être hostile. Il est même essentiel que nous puissions profiter de la culture russe, de la vision du cinéma russe, du regard des artistes sur leur pays, même s’il est le paria de la planète ou, à terme, un vassal de la Chine. Evidemment la culture apparaît comme une arme dérisoire face aux bombes et aux missiles. Croit-on. C’est aussi un acte de résistance. Même Vladimir Poutine l’a bien compris : certes la culture est une voix dissonante, un grain de sable dans la communication lisse et glorifiante du régime. Elle peut être vue comme une menace. Sinon pourquoi s’en prendre à Serebrennikov ou à Sentsov ? Mais elle peut aussi être vue comme une utilité. Du Kremlin se décide les carrières artistiques dans les théâtres, à la télévision ou au cinéma. Si les opposants à Poutine ont le droit de travailler, c’est pour que le régime politique puisse revendiquer, en façade, une liberté de création et ainsi démontrer que le pays a sa place dans le monde civilisé.

La guerre entraîne hélas une réaction en chaîne qui va d’un côté asservir les artistes à un pouvoir autoritaire dont ils ne veulent pas forcément et de l’autre les priver de liens avec leurs homologues étrangers. Cette toxicité ambiante est mêlée à la rage des peuples agressés, des opposants emprisonnés et à la tragédie de l’histoire : un acteur ukrainien déjà tombé pour son pays, un producteur ukrainien qui a abandonné son métier pour les armes, etc.

La culture enlisée dans un permafrost

Qu’est-ce que le cinéma face à la réalité d’une guerre atroce, effroyable, terrifiante, où même les civils ukrainiens sont pris comme cibles ? Où le peuple russe est pris en otage d’une propagande effarante ? Deux choses sont certaines : d’une part, le peuple russe n’aura plus accès à des films et séries venus d’ailleurs, et n’aura pour divertissement et enrichissement que des créations artistiques homologuées par le Kremlin. Ce qui est catastrophique pour lutter contre la propagande, reconstruire un lien commun, ou encore ouvrir les esprits.

D’autre part, les industries cinématographiques russe comme ukrainienne vont être congelées pour quelques temps. Nous spectateurs ne verront rien d’autre dans les prochains mois que les images de la guerre transmises par des reporters, des photographes, des journalistes et des combattants. Un mauvais feuilleton ultra-réaliste qui écrase hélas toute fiction.

On espère évidemment que la paix revienne rapidement. Que les cinéastes et artistes sauront trouver d’ici là une terre d’accueil, d’exil, pour affirmer leur point de vue sur cette horreur. Que la culture ukrainienne sera préservée, que ses acteurs seront sauvés. Que les artistes russes cessent leurs liens avec le pouvoir poutinien de près ou de loin, ne participant pas ainsi à sa légitimation. Que les écrivains et intellectuels raconteront cette dévastation et la déflagration qui s’ensuit pour que personne n’oublie. En ces temps sauvages, on doit soutenir celles et ceux qui combattent par les images, les écrits ou toute forme artistique, ce Moloch moscovite qui dévore impitoyablement un peuple qui aspirait à la liberté.