L’art de la séduction. Depuis Senses, le cinéaste japonais Ryūsuke Hamaguchi n’en finit plus de nous envoûter avec ses fresques mélodramatiques hypersensibles et délicates. Récemment couronné par un prix du scénario à Cannes et un Oscar du meilleur film international pour le chef d’œuvre Drive My Car, il revient quelques mois plus tard avec un triptyque de moyens métrages tournant autour du désir et de la frustration.
Trois histoires. Magie? pour commencer. Une jeune femme (Hyunri) raconte dans un trajet en taxi à une amie (Kotone Furukawa) sa rencontre « magique » avec un homme (le très beau Ayumu Nakajima), qui lui fait penser que c’est peut-être le « bon », même s’il est encore prudent après avoir vécu une relation toxique avec une ex. Mais son amie comprend vite qu’elle est la fameuse ex et décide d’aller voir son ancien amant. Emprise, manipulation, jalousie, envie : tout se percute et conduira à une fin rêvée, tragique, et un épilogue réel, plus ouvert. Il faut parfois laisser les fantômes vivre leur propre vie…
La porte ouverte. Un jeune homme (Shouma Kai) humilié par un professeur (Kiyohiko Shibukawa) demande à sa sexfriend (Katsuki Mori) de piéger le mentor, par ailleurs écrivain à succès qu’elle admire. Pour cela, il suffit qu’elle « l’allume » et qu’il ne maîtrise pas son désir. Elle rechigne mais se plie au chantage. Dans le bureau du pygmalion, elle décide de lire un passage hautement érotique de son livre. La porte est toujours ouverte pour éviter le soupçon d’abus ou de harcèlement. Mais elle l’enregistre. Et rien ne se déroulera comme prévu: leurs destins seront dévastés par une simple faute d’inattention. Suite au scandale, le professeur disparaît et son fantôme voile le regard triste de la jeune femme.
Dans Encore une fois, une femme (Fusako Urabe) revient dans sa ville de jeunesse pour une réunion d’anciennes élèves, espérant y croiser le premier amour de sa vie, dont la rupture continue de la hanter. Actes manqués. Elle ne la retrouve pas. En revenant à la gare pour retourner à Tokyo, le miracle a lieu : elle la voit par hasard. Elles se reconnaissent. Croient-elles. L’amie (Aoba Kawai) l’invite chez elle. Et au fil de leur conversation, les deux femmes comprennent qu’elles se méprennent. En se confiant, elles réalisent qu’elles cherchent un bonheur qui s’est enfui, un fantôme qui leur a échappé, et une complicité qui leur manque cruellement. Comment conjurer ce mauvais sort, comment se souvenir quand le passé est mort?
Si les trois histoires sont bien distinctes, la splendide mise en scène d’Hamaguchi harmonise l’ensemble jusqu’à leur donner une cohérence troublante, comme trois chroniques sur les ultra-modernes solitudes, sur trois femmes libres et émancipées n’ayant pas peur de s’affranchir des conventions d’une société réputée patriarcale et conservatrice. Elles assument leur amour et leur sexe. Nimbés de mélancolie et imbibés de doutes, les récits flirtent avec l’impudeur des sentiments qui n’osent se révéler et avec la franchise des émotions qui se dévoilent au fil des dialogues.
Ce théâtre radicalement épuré, souvent en huis-clos, où se jouent la comédie de l’amour et des hasards entre deux personnes (y compris lors de triangles amoureux) nous renvoie comme un miroir les reflets imparfaits d’amours perdus. Si le titre du film fait écho aux films d’Eric Rohmer, la direction d’acteurs et d’actrices amène chacun des segments à une tranche de vie plus réaliste et plus sensible. Le cinéaste prend même un soin particulier à explorer les nuances des tourments qui traversent chacun de ses personnages dont il filme avec délectation les visages et leurs réactions ou contradictions.
Il va à l’os, ôtant chaque lambeau de chair qui sert de carapace à la vérité nue. C’est toute la beauté de ces contes : ils vibrent en nous à bas bruit, sans esbroufe, juste avec des mots et des regards. L’amour a de multiples faces, et le hasard complique souvent tout. La culpabilité transperce leurs pores. Le passé refuse de s’effacer. Les blessures sont palpables. Le désir joue un malin plaisir à déjouer leurs intentions primaires. L’attirance est partout, involontaire mais perceptible. Si l’œuvre d’Hamaguchi est souvent composée de fantômes, elle se traduit ici autrement. Le mot grec phantasma a donné le mot fantôme, soit une illusion de l’esprit (et c’est bien le cas dans ces trois contes), mais aussi fantasme, dérivé psychanalytique qui signifie une production de l’imaginaire par laquelle le moi cherche à échapper à l’emprise de la réalité.
L’imaginaire de chacun les conduit finalement au bord d’un gouffre, pas loin du mirage que peut former une réalité alternative mue par une pulsion érotique, transgressive, et presque perverse. Sous ses vices se cachent cependant une vertu : le hasard faisant bien les choses, les fantasmes ne se concrétisent jamais, quitte à laisser chacun des personnages avec ses regrets.
Ainsi le fantasme inassouvi et les fantômes revenus à la vie se mélangent dans un triptyque féminin délicat, où le verbe porte à l’incandescence le subconscient enfoui et où les gestes se heurtent à l’impossibilité d’un toucher charnel qui romprait la magie. Une porte ouverte vers une deuxième chance impossible à reproduire, mais jouissive quand on accepte de la jouer ou de la rêver.