Murina de Antoneta Alamat Kusijanovic : la caméra d’or 2021 arrive sur les écrans

Murina de Antoneta Alamat Kusijanovic : la caméra d’or 2021 arrive sur les écrans

Il y a toujours quelque chose d’un peu émouvant dans l’idée de la Caméra d’or, récompense distinguant un premier long métrage présenté à Cannes, toutes sections confondues. Peut-être parce que l’on est encore dans l’ordre de la promesse et de la première fois, dans l’idée d’un.e auteur.e qui arrive sur le devant de la scène et apporte sa propre pierre à l’histoire du cinéma mondial.

C’est oublier un peu vite, bien sûr, que les réalisateurs et réalisatrices de premiers longs métrages ont souvent derrière elleux une oeuvre de courts, voire de longs documentaires, et qu’iels ne sont jamais tout à fait de pures révélations, mais parfois déjà au contraire des auteur.e.s reconnu.e.s et consacré.e.s dans ces autres formats moins médiatisés. Ce qui est le cas de la réalisatrice croate Antoneta Alamat Kusijanović dont le court métrage Into the blue avait fait sensation à Berlin en 2017 dans la section « Génération » où il avait reçu la mention spéciale du jury international. Le film avait ensuite fait le tour des festivals (Sarajevo, Angers, Oberhausen, Chicago…) et la réalisatrice avait bénéficié de la Résidence de la Cinéfondation, durant laquelle elle avait justement développé son premier long, Murina.

Gracija Filipivoc dans Into the Blue en 2017

La boucle est d’autant plus bouclée que Into the blue a beaucoup en commun avec Murina : tout d’abord son interprète principale, l’étonnante Gracija Filipivoc (alors âgée de 13 ans) et son cadre estival sur une petite île croate, mais aussi ses enjeux (la plongée sous-marine comme affirmation de soi et quête de liberté) et sa tonalité classique et inquiétante à la fois. Dans le court métrage, la jeune Julija revient pour les vacances dans son île natale. Elle se réjouit d’échapper à un climat familial que l’on devine pesant et de retrouver sa meilleure amie Ana. Mais cette dernière est beaucoup plus intéressée par Pjero, son nouveau voisin, que par la perspective de ces retrouvailles amicales. Ce rejet inattendu, que Julija vit comme une trahison, met au jour des vérités secrètes que la jeune fille pensait pouvoir cacher.

L’argument, presque banal, permet à la réalisatrice de tout miser sur la finesse de l’écriture et de la mise en scène pour donner corps et souffle à cette micro-tragédie adolescente. Cela passe par son rapport aux scènes sous-marines, qui loin d’évoquer l’habituel « huis clos anxiogène » symbolisent ici le seul territoire sur lequel l’héroïne parvient à garder prise, ainsi que par le jeu tout en retenue de sa formidable comédienne principale, dont le visage est un bloc de détermination sur lequel passent avec vivacité toutes les nuances des émotions humaines.

Gracija Filipivoc dans Murina aux côtés de Cliff Curtis en 2021

Deux immenses qualités que l’on retrouve intactes dans Murina, dès la très impressionnante séquence d’ouverture, qui débute justement sous l’eau. Il y a une véritable harmonie dans la nage des deux plongeurs qui apparaissent lentement à l’écran, avant qu’un premier incident ne survienne, annonçant leur antagonisme. Lorsqu’ils reviennent sur le bateau, le rapport de force est immédiatement évident. Le père, dont on entend uniquement la voix, ne cesse d’aboyer des ordres à sa fille, tout en continuant sa conversation téléphonique. Julija obtempère tout en observant avec avidité des vacanciers de son âge qui s’amusent sur un bateau de croisière. Il y a d’un côté son quotidien, sous l’emprise d’un père autoritaire et étouffant, et de l’autre l’insouciance et la liberté de la vie et de la jeunesse. Tout le film, on le pressent, consistera à s’émanciper du premier pour accéder aux secondes.

Cette fois encore, Antoneta Alamat Kusijanović semble avoir misé sur un sujet rebattu (la rebellion d’une adolescente face au joug des traditions patriarcales) qu’elle peut presque dérouler en pilote automatique : la surenchère dans l’arbitraire paternel, la tentation de l’inconnu, l’arrivée d’un providentiel père de substitution qui lui donnera le courage de se libérer elle-même… Sur le coup, on est presque déçu d’un tel classicisme dépourvu de surprises ou de prises de risque.

Pourtant, c’est travers ce cheminement balisé que la réalisatrice affirme son propre style. Parfois avec maladresse, quand elle surcharge les différents personnages masculins (le père odieux qui se croit omnipotent jusqu’à la caricature, l’ami ambigu et lâche), mais aussi avec beaucoup de justesse quand elle décrit l’adolescente, qui refuse à tout prix d’être une victime (et ne cesse donc de s’opposer à son bourreau), ou dépeint l’ambivalence floue de la mère, qui ne parvient pas à briser le cercle de la domination.

Le film démontre également un certain sens de l’atmosphère, jouant sur l’habituelle langueur estivale (la chaleur, la mer, l’apparente légèreté des conversations) pour créer une intenable chape de plomb autour de ses personnages. Le moindre geste, le plus petit regard, sans parler des fréquentes scènes sous-marines, donnent l’impression de pouvoir déraper à tout moment, hors du contrôle dément que cherchent à imposer le père, la tradition et la société. Les éclats, pourtant, sont de courtes durées, et ne viennent jamais flatter le désir de revanche ou de libération qu’éprouvent les spectateurs. Tout n’est au contraire que frémissements réprimés, revirements intérieurs et décisions cachées.

C’est sous la surface (de la peau comme de l’eau) que se joue le dénouement final, uniquement voulu et provoqué par la jeune héroïne, qui aura dû, en quelques jours seulement, apprendre à se débarrasser de tous les piliers qui constituaient son existence étouffée pour apprendre à respirer par elle-même, sans attendre d’autorisation ni d’encouragement. C’est en cela que Murina, malgré ses accents éminemment généraux, trouve sa singularité propre. Dans ce regard distant que lui porte Antoneta Alamat Kusijanović comme dans son refus du compromis. Son héroïne doit en effet abandonner toutes ses illusions, tous ses espoirs enfantins, tous ses fantasmes de sauveteur providentiel, pour véritablement briser la spirale de l’emprise.

Et encore : à quel coût ? Il y a dans les scènes finales une dimension froide et implacable qui au lieu de rassurer le spectateur, ne peut que lui apporter son lot de questions sur la reproduction familiale et sociale et sur la complexité à s’extraire de la violence autrement que par une forme de violence équivalente. Plus que ses aléas de coming-of-age estival, c’est cette interrogation finale qui renverse toute la vision que l’on peut avoir du film, et nous donne terriblement envie de suivre les prochains pas de sa réalisatrice.

Fiche technique
Murina de Antoneta Alamat Kusijanović (Croatie, 2021)
Avec Gracija Filipović, Danica Ćurčić, Leon Lučev, Cliff Curtis... 1h36
En compétition à la Quinzaine des Réalisateurs 2021 - Caméra d'or
Sortie française : 20 avril 2022