Après les films plus ou moins autobiographiques d’Alfonso Cuaron (Roma), de Paul Thomas Anderson (Licorice Pizza) et de Kenneth Branagh (Belfast), et en attendant les souvenirs de jeunesse de Steven Spielberg, c’est James Gray qui nous propose de revenir à son enfance dans le Queens, en 1980. La photo sépia et terne d’Armageddon Time est là nous pour nous rappeler la chromatique d’une Amérique rouillée et d’une époque déjà fanée.
Dans une famille juive new yorkaise, qui croit au rêve américain, le petit dernier (Michael Banks Repeta), insolent, fait des siennes quand il n’en fait pas qu’à sa tête, qu’il a plus souvent dans les nuages qu’à ses devoirs. Un père aimant, drôle mais aussi violent, une mère adorable mais pas loin de la dépression malgré ses petites ambitions, un grand-père adoré mais sur le crépuscule de sa vie, un grand frère détesté, etc. A cette famille, s’ajoute son copain de classe, un jeune afro-américain (l’excellent Jaylin Webb) délaissé par la société et encaissant le racisme du prof. Ensemble, ils feront les 400 coups jusqu’à les entraîner dans un coup trop tordu.
James Gray signe ici son film le plus grand public. Une belle histoire, touchante, mais pas poignante, relativement anecdotique, s’apparentant à une madeleine de Proust très nostalgique. Porté par un casting de haut-vol (Anne Hathaway, Anthony Hopkins, Jeremy Strong et dans un bref rôle Jessica Chastain), cette chronique dépeint autant une époque (l’arrivée de Reagan au pouvoir, des réacs et ultra-conservateurs, l’émergence de la dynastie Trump prête à embrigader et mécéner l’élite new yorkaise pour assoir ses idées) qu’une société inégalitaire où seul le travail et l’argent ont de la valeur.
Forcément, quand le petit Johnny rêve d’être un artiste et quand son papi Aaron raconte le long exode des juifs ukrainiens fuyant les Cosaques, le futur et le passé se percutent sur un présent qui n’est pas le leur.
Cruel et amer
Car le réalisateur insère évidemment un discours politique à ce récit intime et classique d’une famille de la classe moyenne faussement progressiste (mais votant démocrate). Le titre du film provient d’un discours de Ronald Reagan prédisant l’Armageddon si on laisse le pays aux mains des gauchistes forcément apôtres de la débauche. En fouillant dans sa mémoire, James Gray a daté archéologiquement la construction, la formation, l’initiation de celui qu’il deviendra dans un pays en train de basculer vers son modèle autoritaire, religieux et ultra-libéral. Plutôt qu’un film noir, même s’il en utilise les codes habituels, il écrit une œuvre cruelle sur le renoncement (à l’enfance), la résignation (face à l’autorité) et les premiers remords conscients. On y trouve aussi quelques uns de ses thèmes structurant son œuvre : la relation père/fils, la trahison (qui va avec la fidélité), la honte (qui s’accompagne du pardon), la transmission et bien sûr le devoir.
Orfèvre maîtrisant son sujet, James Gray sait parfaitement entremêler toutes les couches de son scénario. Mais il faut reconnaître que dans sa puissance dramatique comme cinématographique, il n’atteint pas le niveau de ses grands films (The Yards, La nuit nous appartient). En freinant l’émotion par pudeur ou par froideur, il empêche son récit de transcender sa réalité déformée en fiction universelle.
Peut-être aussi parce que son film laisse un goût amer. La subtilité avec laquelle il dépeint les tourments et l’éveil du jeune fauteur de troubles Johnny contraste avec les discours opposés du grand-père et de celui du père. Le premier lui demande de ne pas oublier ses racines et de combattre la bêtise humaine conduisant au rejet et à l’injustice (« Les dés sont pipés » lance-t-il dans une sorte de fatalisme) quand le second ne veut rien changer au déterminisme social. Le grand père l’encourage dans son talent créatif, le père, conformiste, préfère qu’il rentre dans le moule. La volonté d’un côté, l’impuissance de l’autre, mais, dans les deux cas, la même foi dans l’éducation, le travail, la discrétion.
Profil bas, le jeune protagoniste se soumettra, après avoir fait l’apprentissage de ses erreurs et le constat des inégalités qui bousillent ses envies. Armageddon Time annonce finalement le triomphe d’une Amérique qui continuera à creuser les fossés dans lesquels sont enterrés les aspirations à un monde meilleur.
Fiche technique Festival de Cannes 2022 - Compétition Réalisation et scénario : James Gray Image : Darius Khondji Distribution: Universal Pictures France Durée : 1h55 Avec Michael Banks Repeta, Jaylin Webb, Anne Hathaway, Anthony Hopkins, Jeremy Strong, John Diehl et Jessica Chastain