Cannes 2022 | Eo de Jerzy Skolimowski, âne gâté

Cannes 2022 | Eo de Jerzy Skolimowski, âne gâté

Avec Eo (son premier long métrage depuis 11 Minutes en 2015), le vétéran Jerzy Skolimowski rend hommage à Au Hasard Balthazard, réputé être une oeuvre primordiale à ses yeux. A l’image du classique de Robert Bresson, il raconte en effet le monde à travers le regard d’un âne , Eo (Hi-Han), et suit son odyssée après que le cirque dans lequel il travaillait ait décidé de s’en séparer pour se plier aux nouvelles règles en matière de bien-être animal. L’ironie de l’histoire étant évidemment qu’une fois « libéré », il ne cessera plus d’être exploité par ses nouveaux propriétaires successifs, et n’aura de cesse que de retrouver sa dresseuse Magda, avec laquelle il partageait une relation quasi fusionnelle.

Depuis 1966 et la vie relativement tranquille de Balthazard, le monde a résolument changé. Eo assiste donc aux horreurs et absurdités de notre époque (une violente bagarre entre supporters de foot, une tentative de profiter de la misère d’une jeune femme réfugiée, un meurtre purement gratuit…) et, surtout, est le témoin muet, parfois même complice malgré lui, de la maltraitance permanente dont sont victimes les animaux qu’il croise.

Ce rapport torturé à la nature s’exprime dans des séquences fortes, parfois choc, qui montrent l’absolu manque d’empathie de certains humains face à des êtres pourtant doués de sensibilité : loup abattu en pleine forêt, renards écorchés pour récupérer leur fourrure, âne battu à mort… Il n’y a guère de consolation dans l’idée que les Hommes ne traitent guère mieux leurs semblables, même si le parallèle est frappant.

Heureusement, tout n’est pas aussi sombre dans Eo, qui n’est pas dénué de touches d’humour (nées souvent de la juxtaposition des plans et du décalage que crée le regard de l’âne sur les comportements humains) et de séquences de pure jouissance visuelle. C’est probablement cet aspect formel qui s’avère le plus passionnant, tant Jerzy Skolimowski recourt à des images fortes pour raconter cette épopée quasi sacrificielle. Plus qu’à une écriture linéaire traditionnelle, il se fie en effet à une dimension sensorielle qui passe à la fois par l’aspect flottant de la narration (ellipses, digressions, préservation d’une certaine forme de mystère) et par des choix esthétiques marqués.

La scène d’ouverture, qui met en scène la performance sensuelle entre Eo et Magda, est ainsi tournée en noir et rouge, donnant une impression graphique presque abstraite. Le procédé revient à plusieurs reprises dans le film, apportant une touche onirique et sensuelle qui tire clairement le film du côté de la fable. Une scène en forêt, qui célèbre l’harmonie et la beauté du vivant, est troublée par des rayons lasers irréels qui jettent une lumière verdâtre sur la vie nocturne du lieu. Jusqu’à ce que l’inévitable se produise : les chasseurs, puisqu’il s’agit bien d’eux, abattent froidement le loup qui se terrait dans l’ombre. D’autres séquences confinent au lyrique avec ces plans majestueux sur des arbres ou un tourbillon bouillonnant d’eau, mais aussi des fourmis ou un renard. La vie (non humaine) bruisse de partout, infime ou spectaculaire, éminemment vivace, célébrée par le regard sensible de Jerzy Skolimowski.

La musique contribue également à transcender les émotions, fusionnant parfois avec les bruits du monde (klaxons, cliquetis industriels… même braiments de l’âne), ou s’envolant dans de prodigieuses mélodies élégiaques. La bande sonore concoctée par le compositeur Pawel Mykietyn dialogue avec les images et les intentions du film, complétant, nuançant ou au contraire renforçant les impressions – au sens le plus fort du terme – qui s’en dégagent. 

C’est indéniablement une oeuvre globale, magnétique, dans laquelle les expérimentations visuelles sont à égalité avec la force du sujet et de ses implications (pour ne pas dire son urgence) contemporaines. Ce qui est peut-être le plus formidable, c’est qu’elle est réalisée par un réalisateur aussi avancé dans sa carrière et âgé de tout de même 84 ans. Tout en proposant un très grand film, Jerzy Skolimowski prouve, comme en pied de nez, que le cinéma n’est jamais ni figé, ni acquis, mais en perpétuelle mutation. A trop le voir ronronner chez certains autres cinéastes, on l’avait presque oublié.

Fiche technique
Eo de Jerzy Skolimowski (Pologne, 2022, 1h27)
Avec Isabelle Huppert, Lorenzo Zurzulo, Sandra Drzymalska... 
En compétition