La section Un Certain Regard du 75e Festival de Cannes s’ouvre de nouveau avec un grand film français de prestige (et de guerre), après le fascinant Onoda, 10 000 nuits dans la jungle de Arthur Harari l’an dernier (l’histoire de la Seconde guerre mondiale du point de vue d’un soldat Japonais, Prix Louis-Delluc 2021 et César du meilleur scénario). Avec Tirailleurs de Mathieu Vadepied on remonte à la Première ère guerre mondiale, du point de vue de soldats Sénégalais. « On n’a pas la même mémoire, mais on a la même Histoire » rappelle Omar Sy, acteur principal et producteur du film, en préambule à la projection.
Tirailleurs s’appuie sur un scénario solide et d’une grande ampleur. Le film raconte à la fois la grande Guerre, en 1917, quand des paisibles Sénégalais sont raflés dans leurs villages et enrôlés de force dans l’armée française pour combattre les Allemands, et une histoire plus intime d’un berger Sénégalais qui veut protéger son fils, soldat malgré lui, de cette guerre qui n’est pas la sienne, en essayant de le ramener au pays.
À Cannes en 2006, il y avait eu ce récit des tirailleurs Algériens et Marocains dans les troupes françaises en 1943 : Indigènes de Rachid Bouchareb revendicait pour eux une meilleure reconnaissance. Outre le prix d’interprétation masculine collectif pour ses acteurs, le film avait révéillé des revendications politiques pour ces colonisés morts pour la Patrie. Autre période de notre Hitoire et autre guerre, Tirailleurs s’engage dans cette même voie en faveurs des tirailleurs Sénégalais, exploités par l’Armée pour défendre cette guerre usante de tranchées.
« Après cette bataille vous ne serez plus des indigènes, vous serez des Français »
Le film rappelle quelques dommages de cette guerre : captures de jeunes hommes jusqu’aux confins des Colonies, des novices en renforcement des effectifs pour les premières lignes d’assaut, etc. Ce sont ainsi des centaines de jeunes qui ont été « déplacés » d’Afrique vers un territoire dont ils ignorent tout, le flanc nord-est de la France. Paysans, ils sont formés à la va-vite comme soldats. Importés de différentes régions, sans d’ailleurs forcément bien se comprendre (certains sont wolofs, d’autres peuls, mais peu parlent et comprennent le français, et donc la situation comme les ordres reçus), ils combattent un ennemi aussi étranger qu’ inconnu et luttent entre eux (pour voler l’argent des soldes, pour trouver une planque à la cantine, pour s’attirer les faveurs de gradés).
Le scénario dénonce plus largement d’autres travers de cette guerre, comme les ordres d’une hiérarchie qui conduisent à des dizaines de morts prévisibles ou l’absurdité de gagner une position de quelques centaines de mètres, quitte à mener tout le monde à l’abattoir. La folie des hommes dans toute son horreur, cyniquement maquillée par un patriotisme désincarné, jusqu’à faire croire à l’illusion de l’égalité.
« Ne dis pas que je suis ton père »
Mais Tirailleurs est avant tout le portait d’une délicate relation père-fils : Thierno (Alassane Diong, jolie révélation) et son père Bakary (Omar Sy, qui porte avec intensité son personnage d’homme digne), sont mûs par des intérêts contradictoires mais pas un respect et un amour indéniables. Pendant que le père essaie un peu toutes les solutions pour le protéger et s’évader, le fils se révèle être un bon et brave soldat, qui va être rapidement promu caporal. Le mérite républicain… Dès lors leur rapport d’autorité du père sur le fils s’inverse à cause de la hiérarchie militaire. Le fils s’émancipe et le père perd ses repères. La défiance succède à leur confiance. Si le fils se soumet à une forme d’assimilation qui lui sied bien, et s’intègre au pays, l’autre n’y parvient pas et reste un déraciné à jamais. Cependant, les deux font face à ce dilemme insoluble : rester sur le front et se faire probablement tuer ou déserter et s’enfuir et se faire pendre. La mort les cerne dans ces paysages hostiles et boueux. L’impuissance individuelle et l’hypocrisie générale conduisent tous ces Africains à mourir en terre étrangère, en soldat inconnu. Une voie sans issue.
Autant dans les tranchées du champs de bataille que dans cette relation filiale se joue une lutte pour survivre sans se compromettre. D’ailleurs, l’histoire de Tirailleurs ne s’arrête pas à cette période de guerre, avec une fin ouverte vers notre présent (qu’on ne révèlera pas ici). Le film, plus intime que spectaculaire, plus tragique que mélodramatique, affirme son point de vue avec une mise en scène où les plans serrés collent à l’humain, davantage que ces quelques plans larges qui montrent les carnages.
Enfin, le cinéma français aborde l’Histoire de son pays à travers un prisme différent, première véritable étape d’une décolonisation culturelle et d’une réconcilation des peuples.
Fiche Technique Festival de Cannes 2022 - Un certain regard (ouverture) Réalisation : Mathieu Vadepied Durée : 1h49 Avec Omar SY, Alassane Diong, Oumar Sey, Jonas Bloquet, Bamar Kane...