La nuit du 12 : Dominik Moll tente un polar inachevé

La nuit du 12 : Dominik Moll tente un polar inachevé

Dominik Moll est l’un des rares cinéastes français à savoir maîtriser le film noir, à créer une atmosphère (un peu hostile, souvent tendue) et à soigner son image et ses cadrages. Il a aussi un certain sens du casting. Sa filmographie inégale demeure cependant constante : scruter les tréfonds de l’âme humaine quand elle est confrontée à un parasitage.

La nuit du 12 ne fait pas exception à la règle. Mais le cinéaste parvient à élever sa mise en scène en réalisant un film policier qui s’autorise un pas de côté. L’immersion dans une PJ provinciale en appelle à un cinéma réaliste et même social qu’on a déjà eu l’habitude de voir (Polisse de Maïwenn, Police d’Anne Fontaine, Le petit lieutenant de Xavier Beauvois, L.627 de Bertrand Tavernier ou encore parmi les récents Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin). Avec Dominik Moll, il ne s’agit pas de vriller dans l’excès ou le style. Tout en sobriété, son film, noir, a une approche humaniste d’un métier déshumanisant.

La routine, la succession de scénettes du quotidien, le portrait de gens normaux participent à ce naturalisme. Mais il sait aussi s’en éloigner pour donner une dimension plus cinématographique à cette enquête : les boucles nocturnes d’un flic cycliste sur une piste, l’aspiration par la montagne d’un collègue qui sombre dans le burn-out, l’interrogatoire d’une jeune fille dans une cantine d’un autre temps baignée de lumière, etc. Il sait aussi théâtralisé quelques moments afin d’en renforcer la portée dramatique: tel suspect honteux de chanter un morceau de rap qu’il n’assume pas, le champ contre-champ entre la juge (Anouk Grimberg, irréprochable, et tellement agréable de la redécouvrir) et le policier chargé de l’investigation (Bastien Bouillon, formidable pour son premier grand rôle), ou encore la révélation de la mort de Clara à sa mère…

Clara et les pas chics types

Clairement, Dominik Moll, dans ces scènes, ne cherche pas l’esbrouffe ou l’outrance mais une certaine efficacité propre au thriller. Même si le genre utilisé n’est qu’un prétexte adroit pour évoquer les féminicides. Clara, la victime, est toutes les filles, toutes les femmes. Le suspect peut-être tous les hommes : un ex, un amant de passage, un marginal, un homme violent, un fou… Il ne s’agit surtout pas de juger la jeune fille, cruellement décédée dès les premières minutes du film, mais bien d’analyser comment le coupable peut avoir commis un crime sans mobile apparent et surtout un crime parfait. Un meurtre gratuit, une nuit d’automne, qui ciblait spécifiquement une jeune femme libre et heureuse.

De ce point de vue, le plaidoyer est impeccable. En se perdant dans les méandres de cette enquête, la PJ est face à une impasse qui révèle la violence inouïe et sans remords qui pousse un homme à incendier le corps d’une femme. Les suspects s’amoncellent. Ils rendent opaque toute piste et ne révèlent aucun indice. Un cas irrésolu qui conduit chaque protagoniste dans ses retranchements, jusqu’à les hanter. Le coupable est un fantôme insaisissable. Il illustre une toxicité masculine inscrite dans l’ADN de notre société, entretenue par une idéologie patriarcale pregnante. Alors, sans démonstration didactique, Clara s’érige en symbole, une allégorie des dizaines de victimes annuelles en France.

Ni chaud ni froid

Evidemment, il est frustrant que l’affaire ne soit pas résolue. Mais c’est ce qui rend aussi le film intéressant. La vie doit continuer, même si le criminel n’est pas retrouvé. On s’acharne, on met en danger la procédure, on se risque à dépenser des budgets pourtant serrés. Il y a l’amour du métier, le devoir du service public et le besoin de justice. Finalement, c’est davantage la manière dont les policiers appréhendent ce genre de cas, pas encore cold, et toujours trop chaud, qui est scrutée par la caméra. Dominik Moll civilise un boulot rempli de paperasse, d’impuissance et de colère intérieure. Il filme des héros désarmés.

Parce qu’il est juste dans ses portraits (Bouli Lanners incarne magistralement un policier boomer haut en couleurs), et parce qu’il sait distiller le trouble de Seules les bêtes et l’inquiétude d’Harry un ami qui vous veut du bien, le drame nous embarque dans un chemin pentu, pour ne pas dire raide, et brumeux. La subtilité de La Nuit du 12 tient beaucoup à sa précision chirurgicale dans les actes et sa minutie à capter les moindres nuances de caractère.

Un goût d’inachevé

Cependant, si la frustration apparaît, ce n’est pas tant que l’affaire soit toujours en cours et le meurtrier toujours libre. Il s’agit plutôt d’actes manqués qui apparaissent vers la fin d’un film pourtant bien écrit. L’audace de ne pas clore La nuit du 12 avec un happy end policier ne compense pas quelques manquements dans le déroulé de l’épilogue. À trop se resserer sur son capitaine, le film met de côté trop rapidement l’esprit collectif qui l’animait, les victimes collatérales traumatisées (parents, amis) et les conséquences d’une telle injustice. Si bien que le film semble lui-même dépourvu de fin, même s’il ne manque pas de finesse, et de compassion, même s’il n’est jamais cynique. Il en devient glaçant et un peu surfait. Tout ça pour ça. Une fois le brouillard dissipé au milieu de ces paysages majestueux, écrasant et difficiles, il ne reste rien, hormis la délivrance d’un flic qui a échoué (et on ne lui en voudra jamais).

Pour le coup, on reste un peu sur notre faim, en bord de route. Malgré le brio de l’ensemble et ce déboulonnage du mythe policier, l’insatisfaction qui ronge notre ressenti l’emporte sur la jubilation d’avoir participé à une enquête hypra-réaliste et inachevée. Comme si nous n’avions finalement qu’un peu gratter le vernis en surface là où on aurait aimer explorer davantage les failels (des individus et du système). Reste alors un polar féministe salvateur et l’étrange impression d’avoir vu une œuvre puissante (formellement), désespérée (humainement) et en suspens. Comme une oraison funèbre qui s’interroge sur la foi, sans apporter de réponses. Car si l’on ne croit pas en la vie et peut-être dans l’au-delà, comment survivre à tant d’horreurs ? Le film préfère y répondre avec des points de suspension…