Cannes 2022 | Joyland : une splendide tragédie sur l’impossibilité d’aimer et de vivre  librement

Cannes 2022 | Joyland : une splendide tragédie sur l’impossibilité d’aimer et de vivre librement

Il aura fallu sept années pour que Saim Sadiq vienne à bout de son long métrage. Et, en guise de reconnaissance pour cet obstination contre vents et marées, il se retrouve en sélection officielle (à Un certain regard) au Festival de Cannes, devenant ainsi le premier film pakistanais à recevoir un tel honneur.

Joyland 
Un certain Regard, festival de Cannes 2022
Durée : 2h06
Distribution : Condor
Réalisation et scénario : Saim Sadiq
Image : Joe Saeed
Musique : Abdullah Siddiqui
Palmarès : prix du jury Un certain regard, Queer Palm
Avec Ali Junejo, Alina Khan, Sania Saeed

Joyland mérite incontestablement sa place sur la Croisette (et espérons le de beaux titres dans différents palmarès). Par son propos, éminemment politique, par sa forme, plus audacieuse qu’en apparence, et par son ambition dramatique. A l’instar de nombreux films présentés cette année à Cannes, il se focalise sur une famille, qui cohabite avec ce que cela entraîne de tensions et de manque d’intimité.

Pourtant l’intime est au cœur du récit. Il ne s’agit même que de cela. Le film embrasse d’abord toute la famille, dominé de manière traditionnaliste, conservatrice et patriarcale par le père, veuf déclinant. Le fils aîné et son épouse semblent préférer le confort d’une vie sans risques, en respectant les conventions. Leurs enfants mettent un peu de vie. Le cadet et sa femme rêvent de s’en affranchir. Ils respectent leur liberté individuelle. Malheureusement, l’indépendance n’est qu’un leurre. Lui, un peu oisif, très serviable, va devoir travailler quand elle reçoit l’ordre de quitter un job qui lui plaît pour aider sa belle-sœur à s’occuper des bambins (infernaux).

Doubles couples

Le quotidien, les traditions et les convenances iront jusqu’à les étouffer. Tel un étau qui se resserre, le film se recentre progressivement sur ce jeune couple avide de liberté pour, finalement, se focaliser sur l’homme. De ce portrait de famille, en apparence idéale, le réalisateur va tirer un puissant tableau sur la toxicité d’une société qui emprisonne (et empoisonne) les gens dans leur condition et dans leur genre.

Joyland, à l’instar de son personnage principal, se libère de tous les clichés, tout en maîtrisant parfaitement l’équilibre entre non-dits et images explicites, pudeur et vérité frontale. Traiter de la sexualité d’une femme (avec une superbe et audacieuse séquence de voyeurisme), de l’homosexualité inavouable (là aussi, une scène banale où tout se joue dans la position des corps) et du statut des transgenres dans un pays profondément machiste et encadré par la religion, est en soi une série d’obstacles insurmontables. Saim Sadiq réussit avec aisance à tous les surmonter en filmant chacun des protagonistes (les victimes comme les autres) avec une empathie non feinte.

Hors genre

De même, il est inspiré par la transgression avec ce récit d’insoumission et d’infidélités. On assiste finalement à un grand mélodrame, rythmé, teinté de film noir, où la femme fatale n’est pas un homme comme les autres. Il faut bien ça pour braver les libertés individuelles, baffouées continuellement par les règles, les lois, les préjugés, ou les coutumes. En défiant le cadre de la société pakistanaise avec une femme qui refuse d’être au foyer (et d’avoir des enfants) et un homme désireux de s’émanciper, par la danse et par une sexualité interdite, Joyland porte évidemment mal son titre. La joie n’est nulle part, sauf lorsqu’elle est tapie dans le noir (à l’abri des regards) ou en pleine lumière (devant tous les regards). Le plaisir personnel est charnel ou spectaculaire, dans une chambre ou sur scène. Le cinéaste s’autorise même une autre subversion en offrant un moment bollywoodien avec une musique electro. De quoi renvoyer l’image du cinéma indo-pakistanais dans son placard.

Saim Sadiq veut sortir ces hommes et ces femmes, pour le coup enfermés dans leur placard, ou tout simplement frustrés de ne pas aimer comme ils et elles le souhaitent. Sans jamais être moraliste, sans jamais oublié les contradictions et les peurs de ses personnages. Quitte à ne pas les laisser s’embarquer dans une histoire d’amour salutaire, le réalisateur nous happe dans cette fresque tourmentée. Nous devenons ainsi les compagnons de ces âmes perdues, à la dérive, qui cherchent un rocher pouvant les accueillir.

Amours contrariés

Car face à la haine, au patriarcat, au sexisme, seul un alter ego amoureux peut délivrer ces êtres en détresse, ou en tout cas les sauver pour ne pas sombrer. Face à l’ascendant de la réputation sur les sentiments, la supériorité de la répudiation sur la filiation, la force de la dignité hypocrite sur l’honnêteté et la sincérité, il reste évidemment la fuite, même si elle n’apaise pas les souffrances. La condition humaine dans toute son horreur, où un homme doit être viril, un fils est plus important qu’une mère, et le plus vieux mâle dirige tout le monde, parce que c’est ainsi et qu’il ne faudrait pas changer les choses.

Avec élégance et parfois un peu de dérision et de légèreté, le film évite tous les écueils du drame sociétal ou du mélo complaisant. Il ne dénonce rien, considérant comme acquis la suprême valeur de la liberté individuelle. Il préfère mener son petit monde à s’interroger sur leur existence, le sens de leur vie, l’importance d’être soi-même. Ainsi le réservé Haider va se découvir : en dansant, en fréquentant la charismatique Biba, en s’épanouissant dans un milieu qui peut tolérer la différence (quoique). Le couple Biba – Haider s’avère n’être qu’une bombe à retardement qui va faire s’effondrer la famille comme le film implose les fondamentaux du pays. En contournant le film à thème et en préférant une histoire simple et universelle, le réalisateur désagrège lentement les piliers d’une société par la force de l’amour, sans bruit ni fureur, sans surexposition ni lumière survoltée. Ici le monde est chamboulé par des spectateurs complices, des murmures dans la chambre et quelques rayons de lumières dans la nuit…

L’amour et le cinéma plus forts que tout

Joyland est un fin portrait psychologique et sociétal d’un monde qui cherche ses repères quand les aspirations de chacun contreviennent aux valeurs séculaires. Le film explore le malheur de ceux qui ne veulent pas se conformer aux diktats d’une foule, d’une communauté, d’un quartier, d’une famille qui rejettent toute différence. Ce ne sont pas les tabous renversés par ce film qui rendent l’œuvre si passionnante et fascinante. C’est, d’abord, la tragédie qui pèse sur le destin de ces couples qui nous fait frissonner. Avec une belle maîtrise, parfois dans des scènes sans paroles, juste avec des regards ou des gestes, le cinéaste nous provoque même de douloureuses émotions qui restent longtemps imprégnées dans nos peaux. C’est une romance après tout…

Mais c’est surtout, parce que le cinéma révèle ici toute sa beauté et sa puissance à bouleverser les points de vue que Joyland nous marque. Sans éclats mais non sans éclat, il hypnotise le spectateur en imposant un éloge salvateur sur l’invicibilité de l’amour.