Rodrigo Sorogoyen est sans aucun doute l’un des cinéastes européens les plus intéressants de ces dernières années. Les récents El Reino et Que Dios nos perdone, thrillers âpres peuplés de personnages retors et complexes, ont su s’imposer par leur réalisation soignée et efficace, une esthétique singulière et des scénarios ciselés.
As Bestas Cannes Première, festival de Cannes 2022 Sortie le 20 juillet 2022 en salles Réalisation : Rodrigo Sorogoyen Scénario : Isabel Peña, Rodrigo Sorogoyen Musique : Olivier Arson Image : Alejandro de Pablo Distribution : Le Pacte Avec Denis Ménochet, Marina Foïs, Luis Zahera, Diego Anido, Marie Collomb, Machi Salgado
As Bestas fait presque figure de film épuré dans sa filmographie. Pour ne pas dire rude. Le film n’aurait pés démérité à être en compétition tant il hante le spectateur longtemps après sa sortie. En jouant sur les non dits, les regards et la dureté du monde rural en Galicie (la partie verdoyante et humide de l’Espagne), le réalisateur livre un dyptique maîtrisé et captivant sur une Espagne en perdition. De nouveau, il l’habite avec des protagonistes qui ne sont ni noirs ni blancs, mais plutôt situés dans cette zone grise où les contradictions et les aspirations provoquent des conflits aussi mutiques que violents.
Des châteaux en Espagne
C’est ce sentiment de paranoïa et de toxicité qui crée une atmosphère malaisante, parfois effrayante, souvent glaciale. Car on se prend d’empathie, forcément, pour ces néo-ruraux français qui aspirent à faire revivre le village avec leurs cultures bio éco-responsables, leur volonté de restaurer de vieilles batisses abandonnées, leur envie de vivre loin du fracas du monde. Denis Ménochet, doit-on encore le préciser, est immense, avec sa carrure à la Depardieu, son côté ours brun, tantôt à cajoler, tantôt prêt à sortir les griffes. En homme « éduqué », il cherche la voie de la raison, la diplomatie, la justice pour régler un problème de voisinage qui prend des proportions monstrueuses et terrifiantes. Mais ce ne sont pas les bonnes armes face aux deux frères (Luis Zahera, formidable, et Diego Anido, impeccable) qui lui font vivre un enfer. Comme le titre l’indique, il est au milieu de bêtes (qui pourraient aussi paraître bêtes), de ceux qui peuvent se transformer en prédateurs au moindre sentiment d’agression.
Car il n’y a plus d’espoir, selon eux, dans ce terroir, hormis le fric de norvégiens pour y installer des éoliennes. De l’opposition politique et de la vision antagoniste de l’avenir de la région, éclot alors une rivalité absurde et stérile envenimés par le poison du macchisme. La force du récit est de ne pas choisir de camp dans cette rhétorique (on peut comprendre les deux points de vue) mais bien de placer son intensité dans les rapports humains (une élite contre un peuple, des étrangers contre des enracinés, des rêveurs contre des misérables).
Promenons-nous dans les bois
Lorsque la première partie s’achève, avec un combat animal dans les bois, le spectateur reste figé. Le printemps et l’été sont passés. L’hiver approche. Marina Foïs s’avance alors au premier plan dans le deuxième chapitre.
Jusque là effacée derrière son mari, jusqu’à jouer parfois un peu faux, elle s’impose rapidement avec un personnage qui gagne en dramaturgie et en épaisseur. Hormis la scène avec sa fille, trop longue, trop didactique et gâchée par la prestation médiocre de Marie Collomb, elle réalise alors un sans faute pour ramener de la lumière, de l’espoir, à sa façon. Elle aussi est en quête de justice, mais de manière plus pragmatique et déterminée. Sa chasse à l’homme est invisible. Elle veut réparer, ne pas oublier, continuer d’aimer. Mais surtout elle s’accroche au rêve et à sa parcelle de terre fertile. C’est la richesse psychologique de ses personnages qui permet à Rodrigo Sorogoyen d’installer un huis clos stressant, parfois étouffant, en pleine nature. Les plans séquences dramatisent les enjeux. Les visages sont filmés de près. Les douleurs sont silencieuses. Les peurs et les menaces sont invisibles. Tout est dans le hors-champ, comme un fantôme meurtrier qui ne laisse aucune âme au répit.
La vengeance dans la peau
Car une fois que l’on sait de quoi sont capables des bêtes, nul ne peut douter de leur férocité et du danger qu’encourt une pauvre brebis (en apparence). Foïs va déployer un jeu de femme solitaire et solide, loin de son physique plutôt frêle. En jouant avec cette illusion qu’elle pourrait lâcher prise, elle va déjouer tous les mauvais tours, ceux d’une police impuissante, d’une fille ignorante, de voisins méchants. Il ne faut pas grand chose – quelques ellipses tout au plus, malgré quelques écueils – pour que sa patience paye. Tout comme elle sait très bien qu’au final, les bêtes meurent d’une manière ou d’une autre. Et qu’il ne restera que deux pauvres voisines qui devront s’entraider malgré les rancœurs. Sa vengeance s’est mangée froide. Mais le festin était savoureux. Et un sourire en coin suffit à comprendre l’issue de l’histoire.
As Bestas inquiète autant qu’il ne ménage jamais personne – ni les spectateurs, ni les personnages. Sorogoyen, avec cet épilogue empreint de sororité, confirme tous les attentes qu’on plaçait en lui en proposant un film de genre aux allures de thriller horrifique avec ses nombreux codes détournés. Mais il s’agit finalement d’une œuvre allégorique puissante sur la toxicité masculine.